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À l’est de l’Ukraine, une guérilla urbaine contre le pouvoir de Kiev

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Les violences se poursuivent dans l’est et le sud de l’Ukraine contre le nouveau pouvoir de Kiev. Crédit photo : Kozachenko Oleksandr / Shutterstock.com

JOL Press : Un massacre a eu lieu vendredi à Odessa en Ukraine, faisant une quarantaine de morts. Les extrémistes ukrainiens de Praviy Sektor sont accusés d’être à l’origine de cette attaque contre des pro-russes. Quel est le poids de ce groupe extrémiste aujourd’hui en Ukraine ?
 

Éric Aunoble : Au moment de la chute de Ianoukovitch, j’avais beaucoup insisté sur le poids de ce groupe extrémiste. Maintenant, les pro-russes ont tendance à voir le Praviy Sektor partout, ce qui est exagéré. Il y a eu vendredi à Odessa une manifestation pro-ukrainienne de supporters de foot de Karkhov et d’Odessa, qui avaient été assez engagés dans le mouvement anti-Ianoukovitch.

Environ 1500 personnes ont été attaquées par quelques centaines d’activistes pro-russes : il y a eu des échanges de coups, des courses poursuites, et cela s’est ensuite focalisé autour de la Maison des syndicats, où étaient retranchés des pro-russes.

Après des échanges de coups et des jets de cocktails molotov, le bâtiment a pris feu et il y a eu cette tragédie, que l’on ne peut cependant pas imputer aux seuls membres du Praviy Sektor. Ces derniers ont eu tendance à dilapider leur capital politique ces dernières semaines, et ceux qui faisaient les « fiers » il y a quelques semaines ne sont pas forcément prêts à combattre.

JOL Press : Plusieurs villes de l’est ukrainien sont désormais en proie à de violents affrontements. Dans quelle mesure peut-on parler de guérilla urbaine ?
 

Éric Aunoble : Depuis la deuxième intervention « antiterroriste » lancée par le pouvoir ukrainien, la révolte  commence en effet à ressembler à une guérilla urbaine. Plusieurs attaques de commissariat ont eu lieu pour récupérer des armes et pour armer plus largement les pro-russes, sachant qu’il y a une semaine de cela, les groupes armés étaient encore assez peu nombreux.

Quand des unités spéciales de l’armée ukrainienne attaquent une ville – si elles le font, c’est parce que l’armée régulière n’a pas été capable de gérer la chose – toute la population se sent attaquée et se dresse contre l’armée nationale qui apparaît comme agressive.

JOL Press : Les images qui circulent sont assez déroutantes : on voit des jeunes pro-russes cagoulés et armés aux côtés de manifestants âgés. Certaines habitantes d’Odessa ont même frappé la police ukrainienne à coups de parapluies… Comment qualifier ce genre de révolte ? Rassemble-t-elle toute la population de l’est ukrainien ?
 

Éric Aunoble : J’ai été très récemment à Kharkov, dans l’est de l’Ukraine. J’ai été frappé par l’opinion qui, bien que déjà pro-russe, s’est beaucoup radicalisée ces derniers temps. Cette radicalisation est plutôt due à l’incompétence et à l’indécision du nouveau pouvoir de Kiev qu’à une réelle conviction « identitaire ». Le nouveau pouvoir, qui n’a pas été capable de mettre en place ce qu’il voulait, a généré une impression d’insécurité.

Les gens se sont donc regroupés autour de ce qui leur semblait sûr, à savoir le pouvoir local et éventuellement l’aide de la Russie. Dans ce cadre-là, il y a en effet une certaine unité de la population contre le pouvoir de Kiev sans que cela ne passe forcément par une volonté d’être rattaché à la Russie.

JOL Press : Quel est le degré de responsabilité de Moscou dans le soulèvement des manifestants pro-russes ?
 

Éric Aunoble : Il faudrait être naïf pour nier l’action de personnes liées à Moscou dans la façon dont on a vu apparaître des groupes armés dans des villes stratégiquement assez importantes. Cependant, la Russie n’est pas forcément derrière le rejet du nouveau pouvoir de Kiev. Les autorités ukrainiennes ont fait leur propre malheur dès le début, notamment avec l’abrogation de la loi sur les langues qui a été ressentie comme une attaque contre la langue russe, langue très majoritairement parlée à l’est.

Par ailleurs, si à l’est les gens étaient d’accord sur le fait que Ianoukovitch était corrompu, le nouveau pouvoir issu du Maïdan a donné très vite la même impression. Une des premières mesures du nouveau pouvoir a par exemple été de nommer comme gouverneurs des oligarques liés au pouvoir.

À Kharkov, certaines personnes m’ont dit que lorsqu’elles se sont rendues dans leur datcha [résidence secondaire, ndlr], elles ont vu des chars d’assaut russes qui manœuvraient quasiment au bout de leur champ ou des avions de combat russes qui faisaient du rase-motte. Cela a aussi pu faire réfléchir les Ukrainiens de l’est qui se sont dit que se mettre Moscou à dos n’était pas forcément une bonne idée.

JOL Press : Que doit-on alors attendre des élections du 25 mai prochain ?
 

Éric Aunoble : Il y a d’abord un problème d’organisation : organiser des élections présidentielles dans des territoires qui seront de fait sous occupation militaire paraît assez délirant. Inversement, si les séparatistes continuent à tenir des territoires, ils ne pourront absolument pas accepter que des élections présidentielles ukrainiennes aient lieu et risquent de poursuivre leur combat.

D’autant plus que depuis le 1er mai, plusieurs candidats aux élections présidentielles, qui étaient liés à l’ancien régime de Ianoukovitch et étaient tous issus des régions de l’est et du sud-est de l’Ukraine, ont retiré leur candidature, afin de délégitimer ces élections en disant que celles-ci ne concernent pas la population de l’est et du sud-est de l’Ukraine.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Éric Aunoble est chargé de cours à l’unité de russe de l’Université de Genève. Il a commencé ses recherches sur l’Ukraine soviétique dans les années 1990 en préparant une thèse de doctorat sur les communes comme forme d’utopies révolutionnaires. Il poursuit ses recherches autour de la dynamique des conflits liés à la période révolutionnaire, l’élaboration d’une culture soviétique et les rapports sociaux dans l’Ukraine des années 1920-1930.

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