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Jihadistes marocains en Syrie: un voyage sans retour?

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« On peut désormais estimer à environ 1500 combattants le nombre de Marocains qui participent au Jihad en Syrie, voire plus de 2000 si l’on y ajoute les binationaux français, belges et hollandais issus de la diaspora marocaine, qui eux sont aussi présents en Syrie ». (Crédit photo: Oleg Zabielin / Shutterstock.com)

>> Lire l’intégralité de l’étude sur l’influence de la guerre en Syrie sur le courant jihadiste marocain par Romain Caillet

 

JOL Press : Les médias occidentaux ont beaucoup parlé ces derniers temps des jihadistes tunisiens et surtout européens partis combattre en Syrie. Le départ de jeunes Marocains est-il plus récent ?
 

Romain Caillet : C’est durant l’été 2012 qu’un nombre significatif de jihadistes marocains commencent à se rendre en Syrie pour combattre le régime de Bachar al-Assad, à l’instar de combattants tunisiens, libyens, saoudiens, tchétchènes ou occidentaux. Le départ des combattants marocains pour la Syrie n’est donc pas plus tardif mais force est de constater qu’il a longtemps suscité peu d’intérêt au sein de la société marocaine, contrairement à la Tunisie où la question syrienne divise la classe politique. Cependant, la formation d’un groupe jihadiste marocain en Syrie, Harakat Sham al-Islam (HSI), en août 2013, a constitué un tournant dans la perception de ce phénomène, considéré désormais comme une menace terroriste potentielle, régulièrement évoquée dans la presse.

JOL Press : Combien sont-ils et d’où viennent-ils ?
 

Romain Caillet : Evalué à la fin de l’année 2013 à près d’un millier d’hommes, on peut désormais estimer à environ 1500 combattants le nombre de Marocains qui participent au Jihad en Syrie, voire plus de 2000 si l’on y ajoute les binationaux français, belges et hollandais issus de la diaspora marocaine, qui eux sont aussi présents en Syrie. La plupart d’entre eux sont originaires du Nord du Maroc ou de Casablanca et appartiennent majoritairement à des milieux modestes ou à la classe moyenne, même si l’on peut aussi trouver quelques exceptions venues de milieux plus aisés.

JOL Press : Qui sont les « têtes pensantes » des bataillons jihadistes marocains ?
 

Romain Caillet : Au sein du HSI, le fondateur du groupe, Ibrahim Benchekroun, tué le 2 avril 2014, et son successeur présumé Mohamed Mazouz, sont deux anciens des camps d’entraînements d’al-Qaïda en Afghanistan. Détenus successivement dans les prisons de Bagram et Kandahar en Afghanistan, puis de Guantanamo à Cuba, ils ont également été impliqués dans des affaires de terrorisme au Maroc, ce qui leur a valu plusieurs années d’incarcération avant leur départ en Syrie.

Hormis les leaders de ce groupe marocain, dont les parcours s’inscrivent dans les cursus classiques des cadres moyens d’al-Qaïda, une nouvelle génération de militants a fait son apparition, souvent plus radicaux que leurs aînés : ils constituent aujourd’hui la majorité des recrues marocaines de l’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL). Si pour le moment, on ne peut pas encore parler de « têtes pensantes » marocaines au sein de l’EIIL, certains jeunes se sont distingués sur le front, jusqu’à devenir chef de brigade, comme par exemple Abdelaziz al-Mihdali, tué près d’Alep le 21 mars dernier.

JOL Press : Quels rôles les réseaux sociaux jouent-ils dans leur décision de partir en Syrie ?
 

Romain Caillet : A l’instar de ce que l’on a pu constater pour les jihadistes français et plus largement occidentaux, les réseaux sociaux tels que Facebook ou Twitter jouent un rôle essentiel tant dans la phase de « conscientisation » des jeunes au Jihad syrien que dans la phase « logistique ». Ainsi une page Facebook jihadiste intitulée « Les nouvelles des Mujahidin marocains au Pays du Levant » (Akhbar al-Mujahidin al-Maghariba fi Bilad ash-Sham), aujourd’hui suspendue pour son radicalisme, donnait des conseils précis aux volontaires s’apprêtant à quitter le Maroc.

Il leur était conseillé de rassembler au moins 2000 dollars avant leur départ, afin de pouvoir s’acheter une arme dès leur arrivée en Syrie. L’auteur du texte leur recommandait également d’emporter avec eux plutôt des vêtements de couleur noire (sans doute moins suspects, en cas de fouilles à l’aéroport, qu’une tenue de camouflage kakie). Enfin, il leur était interdit d’apporter du matériel audiovisuel comme par exemple un caméscope, en leur rappelant qu’une section médiatique se chargerait elle-même de la réalisation des films de propagande.

JOL Press : Quels chemins géographiques empruntent-ils pour se rendre en Syrie et quels groupes rejoignent-ils une fois sur place ?
 

Romain Caillet : Si les premiers jihadistes marocains en Syrie sont probablement venus d’Irak, où certains d’entre eux combattaient depuis plusieurs années, l’écrasante majorité des volontaires marocains sont entrés en Syrie après avoir transité en Turquie, accessible sans visa pour tous les ressortissants des pays arabes. À ma connaissance, aucun combattant marocain n’est  passé par le Liban ou la Jordanie, pays plus difficiles d’accès pour les ressortissants du Royaume chérifien, sans même parler des contraintes logistiques liées à la forte présence militaire du régime syrien aux alentours de ces deux pays.

Après leur arrivée en Syrie, il semblerait que la plupart des jihadistes marocains rejoignent le groupe HSI, fondé en 2013 par Ibrahim Benchekroun, dont l’écrasante majorité des membres sont des Marocains. Le reste des combattants originaires du Maroc, en particulier les plus jeunes, intègrent les rangs de l’EIIL et plus rarement ceux de Jabhat an-Nusra, la branche syrienne d’al-Qaïda. Enfin, une petite minorité intègre les brigades des Ahrar ash-Sham, une formation salafiste non jihadiste, appartenant au Front Islamique, reconnu comme un interlocuteur légitime par Robert Ford, ancien Ambassadeur américain à Damas et responsable du dossier syrien au sein de l’administration Obama.

JOL Press : Que font les autorités marocaines face à cela ?
 

Romain Caillet : Bien que les services marocains répriment désormais les cellules accusées d’organiser le recrutement de combattants pour la Syrie, on ne peut écarter l’hypothèse auparavant d’une relative bienveillance de l’appareil sécuritaire, afin de détourner les jihadistes les plus motivés du front malien, où l’armée française combat les jihadistes depuis le déclenchement de l’opération Serval en janvier 2013. À la suite de l’offensive française, qui a provoqué la chute des bastions jihadistes du Nord-Mali, certains experts redoutaient que la guerre au Mali, à proximité du Royaume, ne devienne le jihad de prédilection des Marocains.

Toutefois, force est de constater que c’est le Levant, et pas l’Azawad [territoire du Nord du Mali dont l’indépendance est revendiquée par les séparatistes touaregs, ndlr], qui a suscité l’écrasante majorité de ces vocations jihadistes au sein du Royaume chérifien. À tel point que le groupe marocain HSI, qui compte aujourd’hui des centaines d’hommes entraînés, disposant de soutiens financiers mais aussi d’un arsenal obtenu grâce à ses alliés du Front islamique, soutenus par les régimes du Golfe, pourrait à terme devenir le noyau d’un mouvement jihadiste armé au Maroc. Face à cette menace, les autorités marocaines ont décidé d’incarcérer systématiquement tous les jihadistes revenant de Syrie, afin de bien faire comprendre à tous ceux qui partent ou envisagent de partir que leur Jihad au Levant doit être un voyage sans retour.

JOL Press : Comment ce groupe jihadiste marocain, le HSI, parvient-il à se financer ?
 

Romain Caillet : Concernant le financement de HSI, je ne dispose pas encore d’éléments irréfutables, mais des sources proches de l’EIIL ont fait état des démarches de salafistes koweïtiens, afin de persuader le groupe marocain de faire allégeance à Jabhat an-Nusra en échange de contreparties financières.

Le but de cette démarche étant d’isoler l’EIIL, considéré aujourd’hui par les régimes du  Golfe comme une menace supérieure à celle de Jabhat an-Nusra, la branche syrienne d’al-Qaïda qui combat aujourd’hui l’EIIL dans plusieurs régions syriennes, notamment celle de Deir ez-Zor à l’Est du pays.

Outre l’hypothèse d’un financement koweïtien, la fréquence des relations entre Ibrahim Benchekroun et le shaykh ‘Abd Allah al-Mohaysni, appartenant au courant jihadiste mais proche de plusieurs personnalités religieuses liées au pouvoir saoudien, peuvent laisser entrevoir d’autres pistes de financements.

JOL Press : On dit que parmi les jihadistes français partis en Syrie, certains veulent revenir en France pour mener ensuite des actions terroristes. Qu’en est-il des jihadistes marocains ? Quel est leur projet ?
 

Romain Caillet : À la différence des jihadistes français, les jihadistes marocains s’identifient encore à de larges segments de leur société d’origine, qu’ils considèrent toujours comme majoritairement musulmane. Par conséquent, la plupart d’entre eux, si ce n’est la totalité, s’oppose à des attentats visant indistinctement leurs concitoyens, contrairement à de nombreux jihadistes français, pour qui Mohamed Merah fait figure d’exemple à suivre.

En revanche, les institutions de l’État marocain, considéré comme apostat, et ses services de renseignements, pourraient potentiellement constituer les cibles d’un mouvement armé jihadiste au Maroc, qui s’appuierait sur des combattants formés sur le front syrien.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Romain Caillet est chercheur, consultant sur les questions islamistes et spécialiste du salafisme. Il est notamment l’auteur d’une thèse sur Les nouveaux muhâjirun. L’émigration des salafistes français en « terre d’Islam », sous la direction de François Burgat, Université de Provence/IREMAM.

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