Site icon La Revue Internationale

Médias sociaux et révolutions arabes: trois ans après, quel bilan?

[image:1,l]

JOL Press : On a beaucoup parlé du rôle des nouveaux médias et des réseaux sociaux lors des révolutions arabes, et plusieurs initiatives médiatiques sont nées pendant les révolutions. Avec du recul, quelle analyse peut-on faire de l’usage de ces nouveaux modes de communication ?
 

Yves Gonzalez-Quijano : La première chose à souligner, c’est que rien de tout cela n’était nouveau. Bien avant les révolutions, l’usage d’Internet et des blogs avait déjà commencé. La révolution a davantage accéléré le processus de développement de ces nouvelles pratiques médiatiques, et notamment des réseaux sociaux (Facebook, Twitter, etc.). Assez rapidement, dans les mois qui ont suivi les révolutions, on a cependant assisté à un phénomène de saturation : les internautes « bloguaient » et commentaient sur les réseaux sociaux à tours de bras, mais il y avait, en quelque sorte, trop d’offre pour que la demande puisse se maintenir.

Le deuxième phénomène intéressant à noter, c’est que la mobilisation sur les réseaux sociaux a montré ses limites par rapport à une véritable mobilisation sur le terrain. Le meilleur exemple de cela, c’est qu’en Tunisie, lors des élections législatives, un certain nombre de militants issus de la sphère numérique se sont présentés pour siéger à l’Assemblée et cela a été un échec pour eux, y compris pour les plus connus.

Enfin, on peut l’observer en Syrie, les acteurs et les utilisateurs du champ numérique se sont rendu compte que les vertus que l’on prêtait aux réseaux sociaux n’étaient pas si évidentes que cela, et en particulier la vertu de l’authenticité. Dans le cas syrien, on s’est rapidement rendu compte que tout le monde était sur les réseaux sociaux pour le meilleur, mais surtout pour le pire. Dans le contexte révolutionnaire, l’absence de modération a ouvert la porte à tout et n’importe quoi. Il y a eu beaucoup de manipulations du côté du pouvoir syrien comme du côté des rebelles. Parmi les grands utilisateurs des réseaux sociaux aujourd’hui en Syrie, on trouve beaucoup de takfiristes [extrémistes islamistes, ndlr] et de groupes jihadistes.

JOL Press : Les médias arabes traditionnels ont-ils pris acte de tous ces changements ?
 

Yves Gonzalez-Quijano : Là aussi il faut souligner qu’ils en avaient pris acte depuis longtemps. Dès le début de l’année 2005, on observe dans la presse arabe dite traditionnelle un début d’intérêt pour les nouveaux médias. À cette époque, on voit fleurir des débats de société et des émissions où l’on aborde la question des réseaux sociaux – et surtout des blogs.

De la même manière, les journaux de la presse écrite se sont mis à intégrer davantage, dans leurs articles, des sources numériques, de manière directe ou indirecte. Ce phénomène-là s’est prolongé et accru, de la même manière qu’il s’est accru dans la presse occidentale.

Le premier mouvement politique où Internet a été associé de façon très forte et évidente, c’est en 2008 en Égypte : il y a eu un appel, organisé via Facebook, à une grève générale : c’est le Mouvement du 6 avril. Ce mouvement n’a pas été suffisamment relayé dans la presse occidentale, qui a souvent sur le monde arabe des visions préconçues.

On n’a pas vu que les effets d’Internet ne dépendaient pas de la quantité mais davantage du contexte : dans une société de type moyen-orientale ou arabe, cette nouvelle technologie acquiert une capacité que j’appelle de « disruption », c’est-à-dire une capacité à faire que le système s’arrête de fonctionner : elle peut faire « disjoncter » le système.

JOL Press : Dans les pays ayant connu le « printemps arabe », les autorités politiques ont-elles pris la mesure de l’impact que ces nouvelles formes de communication pouvaient avoir ?
 

Yves Gonzalez-Quijano : Le meilleur exemple de cela est l’exemple syrien. Si un pouvoir autoritaire comme le leur se maintient aussi longtemps, c’est bien parce qu’il a su gérer la question de l’usage d’Internet. Lorsque les premiers événements ont éclaté en Syrie au tout début du mois de mars 2011, à cette époque-là, Facebook et les réseaux sociaux en général étaient – officiellement – interdits, même si les jeunes pouvaient assez facilement contourner la censure.

Le pouvoir syrien a très rapidement pris la décision d’autoriser l’accès aux réseaux sociaux. Pourquoi ? La première explication serait que le régime pensait « calmer le jeu » et faire taire un mouvement qui ne durerait pas. Je pense plutôt que le gouvernement avait pris la mesure de l’ampleur du mouvement et de ce qui l’attendait. Ainsi, plus vraisemblablement, le régime syrien a ouvert les réseaux afin de mieux les contrôler.

Cela est valable pour la Syrie, mais également pour l’Arabie saoudite, le Koweït ou encore Bahreïn qui était, avec la Tunisie, la société la plus ouverte ou développée en ce qui concerne l’accès au numérique et son utilisation.

JOL Press : Quel rôle les diasporas ont-elles joué dans le développement des médias participatifs et dans leur usage dans le monde arabe ?
 

Yves Gonzalez-Quijano : Sur le plan politique, dans certains cas, les diasporas ont joué un rôle utile voire important. Je pense en particulier à la Tunisie, où le régime de Ben Ali était particulièrement autoritaire et despotique. Être contestataire sur Internet à l’époque de Ben Ali était quand même un tour de force, à la fois sur le plan du courage personnel et sur le plan de l’utilisation des techniques, parce que la police cybernétique était particulièrement efficace.

Dans des cas comme celui-là, les relais tunisiens à l’extérieur, notamment en France, ont joué un rôle important à la fois dans des formations de compétence, pour apprendre à déjouer les processus de contrôle, ou en servant de relais pour mettre en ligne des informations en prenant moins de risques.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

————–

Yves Gonzalez-Quijano est chercheur au Gremmo (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient). Il enseigne la littérature arabe moderne et contemporaine au département d’études arabes de l’Université Lumière Lyon 2. Depuis septembre 2006, il propose dans son blog/carnet de recherche « Culture et politique arabes » un commentaire hebdomadaire sur l’actualité politique et culturelle du monde arabe.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Arabités numériques. Le printemps du Web arabe, Actes Sud/Sindbad, 2012, Les Arabes parlent aux Arabes. La révolution de l’information dans le monde arabe, Actes Sud/Sindbad, 2009 et La société de l’information au Proche-Orient. Internet au Liban et en Syrie, Presses de l’Université Saint-Joseph, Beyrouth, 2006.

Quitter la version mobile