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Turquie: un an après Gezi, le pouvoir autoritaire d’Erdogan prêt à rester?

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Alors que la Turquie célèbre le premier anniversaire de la mobilisation contre le pouvoir, le Premier ministre contesté Recep Tayyip Erdogan briguerait la présidence en août prochain. (Crédit photo: fotostory / Shutterstock.com)

JOL Press : La Palme d’or de Cannes a été dédiée, par le réalisateur Nuri Bilge Ceyhan, à la jeunesse turque et aux manifestants morts l’année dernière. Quel signe envoie-t-il en faisant cela ?
 

Jean Marcou : Ce n’est pas la première fois que Nuri Bilge Ceyhan est primé à Cannes, puisqu’il l’a été à 3 reprises au cours de la dernière décennie (Grand Prix du Festival 2003 pour Uzak, Prix de la mise en scène du Festival 2008 pour Les trois singes, Grand Prix du Festival 2011 pour Il était une fois en Anatolie). Mais c’est bien sûr la première fois qu’il obtient la Palme d’Or, avec Sommeil d’hiver.

Dans le contexte actuel, ce prix est aussi pour lui une opportunité de faire connaître la Turquie telle qu’elle est, c’est-à-dire comme ne se résumant pas seulement aux victoires électorales de l’AKP, aux crises de colère de M. Erdoğan et à ses projets grandiloquents.

L’œuvre de Nuri Bilge Ceyhan est d’ailleurs marquée par la volonté d’exprimer la difficulté de vivre sa vie dans la société turque. Rendre hommage à la jeunesse et aux victimes des événements de Gezi est une manière de nous dire qu’il existe une autre Turquie qui aspire à plus de liberté et à moins de conservatisme.

JOL Press : Un an après le début des manifestations place Taksim, alors que le mouvement semblait s’essouffler, la contestation a redoublé d’intensité ces dernières semaines. Les revendications sont-elles les mêmes que l’année dernière ?
 

Jean Marcou : Depuis un an, l’agitation n’a jamais cessé et s’est périodiquement ravivée, sur un tour et des mots d’ordre voisins de ceux de Gezi, mais avec une intensité moindre. Toutefois, les mouvements de deux dernières semaines présentent des différences notables, car ils font suite à la catastrophe de Soma, l’accident le plus important de l’histoire minière de la Turquie qui, le 13 mai dernier, a causé la mort de 301 mineurs.

Les événements de Gezi avaient attiré l’attention sur les libertés politiques et surtout  la nécessité de prendre en compte désormais, dans ce pays, la génération des droits les plus récents (respect de l’environnement, protection du cadre de vie, transparence de la vie publique). Le drame de Soma nous ramène à la revendication des droits de la deuxième génération, celle des droits sociaux et en particulier de la sécurité dans le travail, que le miracle économique turc des dernières années semble avoir ignoré pour faire prévaloir le profit le plus immédiat.

Ceci étant, au-delà des manifestations qui ont eu lieu à Soma même, des mouvements de solidarité ont été observés dans les villes, et ont tenté d’opérer une jonction entre l’effet Gezi et la colère provoquée par la catastrophe minière. De violents incidents se sont produits, la semaine dernière notamment, dans le quartier d’Okmeydanı à Istanbul, se soldant par la mort de deux personnes. Dans ce dernier cas, il y a aussi des éléments spécifiques à prendre en compte car Okmeydanı, quartier cosmopolite où résident des alévis, des Kurdes et où l’extrême-gauche est active, est considéré par les autorités comme une sorte de ghetto hostile et traité comme tel.

JOL Press : Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas suffisamment pris la mesure de ces mobilisations ?
 

Jean Marcou : Je ne sais pas si le gouvernement n’a pas pris la mesure de ces mobilisations, je pense qu’il a délibérément choisi de les ignorer en leur opposant sa légitimité sortie des urnes. La réponse du gouvernement, et en particulier de Recep Tayyip Erdoğan, aux mouvements de contestation a été constante : « Si vous êtes mécontents, chassez-moi par les urnes ! ».

Dès lors, les manifestations, les mobilisations par les réseaux sociaux et les autres types de protestations sont qualifiés d’entreprises subversives et traitées sans ménagement. À Soma, le premier ministre a réagi très violemment aux huées qui l’ont accueilli après la catastrophe, prenant à partie les mineurs, tandis que l’un de ses conseillers (démis de ses fonctions depuis, il est vrai) savatait l’un d’entre eux

JOL Press : La perspective de l’élection présidentielle fait craindre de nouveaux débordements dans les semaines qui viennent. Malgré la colère de l’opposition, Recep Tayyip Erdoğan a-t-il des chances d’être élu président en août prochain ?
 

Jean Marcou : Si l’on observe les derniers résultats électoraux (ceux des élections locales du 30 mars 2014, lors desquelles l’AKP a obtenu 44% des voix), Recep Tayyip Erdoğan a de fortes chances d’être élu. La prochaine élection présidentielle en Turquie comporte néanmoins des inconnues dans la mesure où c’est la première à se dérouler au suffrage universel direct et où l’on s’interroge sur le sort qui sera celui du président sortant, Abdullah Gül, issu aussi des rangs de l’AKP. Le premier ministre n’a d’ailleurs toujours pas déclaré officiellement sa candidature. Mais le jour où il le fera, il ne sera pas facile à battre.

JOL Press : Pourquoi l’opposition turque ne parvient-elle pas à trouver de candidat ?
 

Jean Marcou : L’opposition est hétérogène. En dehors de l’AKP, les 3 forces représentées au Parlement sont les kémalistes du CHP, les nationalistes du MHP et les Kurdes du BDP. Les kémalistes et les nationalistes ont évoqué une candidature unique pour essayer de l’emporter contre Recep Tayyip Erdoğan. Mais, pour l’instant, on ne voit pas bien qui ils pourraient trouver…

JOL Press : À quels scénarios pourrions-nous nous attendre si M. Erdoğan est élu président ?
 

Jean Marcou : Si M. Erdoğan est élu à la présidence, on risque d’assister à un accroissement de la centralisation du pouvoir et de l’autoritarisme qui se manifeste depuis plusieurs mois. Un incident très révélateur s’est produit au cours des dernières 24 heures.

Lors d’un meeting à Eskişehir, le maire AKP d’Ankara, Melih Gökçek, a ordonné à la police de la tribune où il s’exprimait, d’arrêter un manifestant qui brandissait une pancarte qui lui déplaisait. L’homme appréhendé a passé plusieurs heures au poste, en l’absence de toute poursuite judiciaire en bonne et due forme. Le fait que la police ait cru devoir obéir à un maire AKP qui, de surcroît hors de sa ville, n’avait aucune autorité pour requérir la force publique de la sorte, en dit long sur l’état de délabrement de l’État de droit dans ce pays.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Jean Marcou est directeur des relations internationales de Sciences Po Grenoble, spécialiste de la Turquie contemporaine (mutations politiques et constitutionnelles, politique étrangère).

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