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Après la prise de Mossoul, l’Irak à la merci des jihadistes de l’EIIL?

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Les jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) ont pris plusieurs localités irakiennes dont la ville de Mossoul, deuxième ville du pays, le 10 juin 2014. (Crédit photo: Oleg Zabielin / Shutterstock.com)

JOL Press : Les jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) viennent de prendre Mossoul et plusieurs parties des provinces de Ninive, Kirkouk et Salaheddine en Irak. Devait-on s’y attendre ?
 

Myriam Benraad : Non, pas du tout. C’est vrai que la mouvance jihadiste contrôlait un certain nombre de territoires depuis quelques mois, parmi ceux-ci la ville de Fallouja et une partie de Ramadi. Le week-end dernier, les jihadistes s’en étaient d’ailleurs pris à l’université de Ramadi, mais on ne s’attendait pas du tout à ce qu’ils s’emparent non seulement de Mossoul le jour suivant, mais désormais de Kirkouk et d’autres parties des provinces de Ninive et Salaheddine.

C’est une offensive majeure, qui change radicalement la donne, non seulement sur un plan militaire mais aussi politique. Cette offensive intervient alors que les résultats des élections législatives ont été rendus publics mi-mai et que Nouri al-Maliki [le Premier ministre irakien, ndlr] était déjà à la manoeuvre pour conserver la tête du prochain gouvernement.

JOL Press : Peut-on parler de déroute et de faiblesse de l’armée irakienne ?
 

Myriam Benraad : Oui, car, effectivement, tout le monde a déserté. Selon les informations dont nous disposons, non seulement les soldats ont quitté les lieux, mais les témoignages recueillis montrent que les forces armées elles-mêmes admettent qu’elles ne sont pas suffisamment prêtes et équipées pour faire face à des combattants qui sont, eux, tout à fait entraînés et armés pour conduire ce type d’opérations. Il y a là un vrai problème pour l’armée irakienne.

JOL Press : Le Premier ministre irakien a proposé d’armer les civils pour combattre les jihadistes. Avance-t-on vers une guerre civile ?
 

Myriam Benraad : C’est une stratégie à double tranchant : soit il arrive à reproduire la stratégie des Américains en 2007, qui avait armé les tribus et la population contre Al-Qaïda – donc aujourd’hui contre l’État islamique en Irak et au Levant – et cela peut payer, soit ces armes se retournent contre lui. Il faut préciser à ce titre que Nouri al-Maliki est extrêmement critiqué depuis des mois.

JOL Press : Quel est l’objectif de l’EIIL dans la région ?
 

Myriam Benraad : Prendre le contrôle et restaurer le califat. C’est l’objectif affirmé de l’État islamique d’Irak depuis 2006, qui a ensuite fusionné avec les frères d’armes en Syrie en 2013, et qui ne reconnaît absolument pas les frontières, ni irakiennes ni syriennes, et entend restaurer le califat sunnite dans toute la région.

JOL Press : Quelle est la position des sunnites irakiens sur cette prise de Mossoul ? Soutiennent-ils l’EIIL ou sont-ils divisés ?
 

Myriam Benraad : Ils sont très divisés. Il est probable qu’un certain nombre d’entre eux choisissent de s’aligner sur la stratégie d’al-Maliki. Par le passé, les jihadistes d’Al-Qaïda avaient en effet déjà pris le contrôle de certaines villes et quartiers, et instauré un régime de terreur. À tel point qu’en 2007, les sunnites, qui étaient pourtant les principaux adversaires de l’armée américaine, avaient finalement préféré une alliance avec le « diable » américain pour se débarrasser des jihadistes.

La position des sunnites est néanmoins très volatile et mouvante. Une partie d’entre eux a pris fait et cause pour les jihadistes contre al-Maliki, mais pourrait très bien, dans les prochaines semaines, si les choses se dégradaient vraiment du fait de la stratégie des jihadistes, revenir vers les positions du gouvernement. Tout dépendra encore une fois de la politique adoptée par les jihadistes et de la réaction de la population, sachant que Maliki souffre malheureusement d’une image très négative. Il aura beaucoup de mal à rallier du monde autour de lui.

JOL Press : Quel risque cette prise représente-t-elle pour la région et pour l’Occident ?
 

Myriam Benraad : C’est une situation qui dégénère et qui menace maintenant de contaminer toute la région (notamment le Liban et la Jordanie), et qui va certainement exacerber les combats en Syrie, déjà à leur apogée. Cela inquiète évidemment au premier plan l’Iran et les monarchies du Golfe qui vont a priori radicaliser encore leurs positions : l’Iran va renforcer son soutien aux chiites et on peut s’attendre à ce que certaines milices iraniennes actives en Syrie réarment en Irak. L’Arabie saoudite et d’autres pétromonarchies sunnites vont, elles aussi, certainement radicaliser leurs positions.

On est vraiment dans une situation explosive à l’échelle de toute la région, mais qui aura aussi des répercussions sur l’Occident où l’on assiste aujourd’hui à une forme d’indifférence à ce sujet. Les Occidentaux ne peuvent pas se permettre d’avoir un foyer jihadiste qui s’étende du Sahel à l’Afghanistan.

JOL Press : Quel impact ces offensives jihadistes vont-elles avoir sur les minorités – notamment chrétiennes et kurdes – présentes en Irak ?

Myriam Benraad : Les minorités sont directement menacées et joueront certainement le jeu du gouvernement d’al-Maliki. L’EIIL compte en effet instaurer la charia [la loi islamique, ndlr] de manière radicale dans ces villes et mener un certain nombre d’attaques et d’opérations, dont certaines ont déjà fait des centaines de morts et se sont souvent traduites par la destruction des lieux de culte des minorités chrétiennes, par exemple. Les kurdes vont intervenir parce qu’ils se sentent atteints à leurs portes. Les jihadistes sont d’ailleurs depuis longtemps en opposition avec les Peshmerga kurdes [forces armées, ndlr], et les combats entre eux sont fréquents.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Myriam Benraad est politologue, spécialiste de l’Irak. Docteur en science politique de l’IEP de Paris (programme Monde arabe et musulman), elle est, depuis plusieurs années, experte et consultante sur la problématique irakienne et le monde arabe auprès de différentes agences et organisations internationales, et pour de nombreux médias français et internationaux. Depuis 2011 et le « printemps arabe », elle participe de manière active aux travaux du Partenariat de Deauville (G8) accompagnant les transitions démocratiques dans les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Elle travaille également au sein de lEuropean Council on Foreign Relations (ECFR) à Paris.

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