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Conflit en Irak: la Turquie face aux ambitions du Kurdistan

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La prise de plusieurs villes irakiennes par les jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant pourrait avoir des répercussions territoriales en Turquie et modifier la donne au Kurdistan irakien. (Crédit photo: ruskpp / Shutterstock.com)

JOL Press : On a souvent reproché à la Turquie de soutenir et d’armer la rébellion syrienne, y compris des jihadistes. Quels liens entretient-elle avec l’EIIL ?
 

Jean Marcou : Depuis la fin de l’année dernière, la Turquie dément de manière très nette les relations qu’on lui prête avec des mouvements islamistes, et en particulier avec l’EIIL. Elle a notamment fermement condamné l’EIIL au début de l’année, l’accusant d’être complice de Bachar al-Assad, et arguant que le groupe islamiste aurait même bénéficié d’une complicité militaire du régime syrien.

Malgré les démentis très fermes de soutien à l’EIIL de la part du ministère turc des Affaires étrangères, il semble qu’il y ait eu, au cours des années précédentes – notamment depuis que la Syrie a basculé dans la guerre civile – si ce n’est un soutien direct, en tout cas un laisser-faire de la Turquie, avec l’idée que tout ce qui pouvait contribuer à affaiblir le régime d’Assad pouvait être bénéfique. Mais progressivement, la Turquie a compris qu’elle s’exposait à des risques importants.

JOL Press : La prise de Mossoul et de plusieurs villes par l’EIIL fait craindre une partition de l’Irak. Le Kurdistan pourrait-il en « profiter » pour revendiquer son indépendance ?
 

Jean Marcou : Il faut bien se rendre compte que l’État irakien n’existe déjà plus. L’intervention américaine en 2003 en Irak s’est traduite non seulement par la difficulté de maintenir l’ordre à l’issue de la chute de Saddam Hussein, mais également par la stratégie américaine qui consistait à détruire l’État irakien existant et faire table rase du passé.

Mal en point depuis les années 90, l’État irakien n’avait déjà plus le contrôle du territoire kurde, qui bien que n’étant pas officiellement un État, l’est devenu de facto. Son président, Massoud Barzani, est d’ailleurs reçu quasiment comme un chef d’État, notamment en Turquie. Si l’État irakien était déjà très mal en point avant l’arrivée des jihadistes, c’est vrai que l’offensive de l’EIIL est en train d’achever le processus de destruction.

JOL Press : Si l’État irakien venait à imploser, la Turquie pourrait-elle revendiquer une partie du territoire du nord de l’Irak ?
 

Jean Marcou : Les derniers événements sont en effet susceptibles de faire évoluer la donne car face à la menace d’EIIL et à la débandade de l’armée irakienne, les peshmergas [troupes armées kurdes] ont pris possession de la ville de Kirkouk, au nord de l’Irak, ville cosmopolite regroupant des communautés arabes, kurdes, mais aussi turkmènes.

Cette prise de possession de la ville, même si c’est pour éviter que l’EIIL s’en empare, pose de fait la main kurde sur une zone que la Turquie surveille et où elle a des populations qu’elle défend. Par ailleurs, cela accroît la puissance de la région kurde d’Irak du Nord sur cette zone pétrolière stratégique.

Il ne faut pas oublier que la Turquie a toujours regretté d’avoir perdu cette région en 1926, après la Première guerre mondiale, et notamment après la guerre d’indépendance. Le devenir du sandjak de Mossoul était également en suspens après le traité de Lausanne [signé en 1923], mais a finalement été intégré dans l’État irakien.

Aujourd’hui, l’État irakien ne maîtrise plus ces territoires. Si « l’État fantôme » irakien devait imploser, la Turquie pourrait être tentée de faire valoir des « droits » sur cette région. Cette actuelle recomposition des cartes doit être suivie de très près, et notamment depuis la prise de contrôle de Kirkouk par les Kurdes irakiens : cela peut modifier la donne et les relations qu’entretiennent Ankara et Erbil [la capitale du Kurdistan].

JOL Press : Quelles relations entretient justement la Turquie avec les Kurdes d’Irak ?
 

Jean Marcou : Le gouvernement régional kurde d’Irak du Nord est, jusqu’à présent, sur une zone dont la capitale est Erbil. Un des meilleurs alliés de cette région aujourd’hui est la Turquie, qui l’aide économiquement, mais également politiquement.

Les Kurdes irakiens et les Turcs, surtout depuis 2011, ont fonctionné avec l’idée de neutraliser une autre « branche » kurde : les mouvements qui s’articulent autour du PKK [Parti des Travailleurs du Kurdistan], qui mènent actuellement la guérilla en Irak.

Celle alliance entre Turcs et Kurdes irakiens répond à une stratégie de lutte contre le PKK. Mais la coopération entre Ankara et Erbil s’est surtout traduite par des accords directs pétroliers entre la Turquie et le gouvernement kurde d’Irak du Nord, qui ont contribué à détériorer les relations entre la Turquie et le gouvernement irakien de Nouri al-Maliki.

JOL Press : La Turquie semble rejoindre l’Iran dans la lutte contre les jihadistes. Pourtant, sur le terrain syrien, les deux pays s’affrontent… Comment expliquer cela ?
 

Jean Marcou : C’est justement toute la complexité de la situation. Le président iranien Hassan Rohani est venu en Turquie il y a quelques jours, juste avant la prise de Mossoul par l’EIIL. Il a notamment déclaré que désormais, la Turquie et l’Iran combattaient les extrémistes dans la région, rappelant que beaucoup de puissances avaient soutenu ces extrémistes et le regrettaient aujourd’hui – sans citer explicitement la Turquie.

Il y a donc une convergence objective entre les deux pays, mais cette convergence, d’ordre politique et stratégique, peine à se traduire dans les faits par des actions communes. Cela vient du fait que sur d’autres dossiers, en particulier sur le conflit syrien, les deux pays n’ont pas du tout les mêmes positions. La Turquie continue en effet à souhaiter la chute du régime syrien alors même que l’Iran fait tout pour qu’il puisse se maintenir.

Prévoir que cette convergence puisse se traduire dans les faits, en particulier sur le plan militaire ou par des initiatives diverses, est plus compliqué. En éteignant un incendie, on peut se demander si les deux pays n’en rallumeront pas un autre à côté. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’à l’heure actuelle les Turcs ont 80 otages tenus par l’EIIL à Mossoul, et quils se doivent donc d’être prudents.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Jean Marcou est directeur des relations internationales de Sciences Po Grenoble et spécialiste de la Turquie contemporaine (mutations politiques et constitutionnelles, politique étrangère).

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