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«En soutenant l’armée égyptienne, l’Arabie saoudite se défend»

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JOL Press : Le maréchal al-Sissi a remporté les élections égyptiennes. Quel est le poids de l’armée aujourd’hui en Égypte ?
 

Marc Lavergne : L’armée égyptienne joue sur deux tableaux aujourd’hui. Elle agit d’abord en tant que corps et agent économique : elle possède un grand patrimoine agricole, industriel et commerçant – on estime à peu près sa production au quart du PIB du pays – mais elle a du mal à gérer ce patrimoine. À cause de son manque de compétences, sa production coûte cher au pays, et tous les généraux de l’armée touchent des sommes colossales.

L’armée égyptienne agit ensuite en tant que défenseur du territoire national. Elle est bien équipée, avec du matériel quasi exclusivement américain, qui rapporte de l’argent par les commissions que tous les contrats d’armement impliquent. Mais elle manque là aussi de compétences pour se servir de manière optimale de ses équipements. Le prestige dont elle jouissait s’est évanoui.

Beaucoup d’officiers supérieurs sont uniquement occupés à faire du business alors que des milliers de conscrits, souvent illettrés, restent dans le désert dans des vieux campements, sans armement ni formation. L’armée égyptienne ne parvient pas à remplir le rôle de défense des frontières alors qu’il y a des menaces énormes, notamment du côté de la Libye et du Soudan. C’est une armée qui n’est pas efficace et qui laisse entrer tous les trafics d’armes dans le pays.

Le maréchal al-Sissi est une sorte de Bonaparte qui s’est démarqué, a réussi à « grimper dans l’ombre », et a la volonté de restaurer l’ordre et de satisfaire les parrains saoudiens et les monarchies du Golfe. Car ce qui est réellement en jeu en Égypte pour la communauté internationale, ce n’est pas tant le sort des Égyptiens, mais bien les champs de pétrole du Golfe.

JOL Press : Justement, le roi d’Arabie saoudite a félicité la victoire d’al-Sissi et s’est engagé à continuer à soutenir l’Égypte. Dans quelle mesure l’Arabie saoudite soutient-elle le pays ?
 

Marc Lavergne : L’Arabie saoudite se défend elle-même en défendant le régime militaire égyptien. Elle a une peur bleue des islamistes – alors que c’est l’un des pays les plus conservateurs du monde arabe et musulman. L’Arabie saoudite, qui a longtemps « exporté » ses islamistes, a maintenant peur qu’ils ne reviennent sur son territoire et dénoncent les turpitudes du régime saoudien.

Elle soutient donc financièrement l’Égypte (à hauteur de 12 milliards de dollars), mais reste à savoir si elle a les capacités de soutenir, à long terme, près de 90 millions d’Égyptiens dont une majorité meurt de faim et n’a aucune ressource. Les Saoudiens ne feront pas plus car ils doivent aussi gérer leurs propres problèmes (chômage, manque de compétences des jeunes).

JOL Press : L’humoriste égyptien Bassem Youssef a annoncé cette semaine qu’il arrêtait son émission satirique, expliquant qu’il était « fatigué d’être sous pression », notamment des Saoudiens qui détiennent la chaîne MBC. Est-ce le signe d’un contrôle plus étroit des pays du Golfe sur l’Égypte ?
 

Marc Lavergne : Bassem Youssef tire effectivement les leçons de l’étau dans lequel se trouvent la presse et la liberté d’expression en Égypte. Contrairement au message envoyé à l’étranger d’élections libres et pluralistes, on est toujours dans un régime dur en Égypte. Les militaires ont fait la révolution en Égypte en refusant de tirer sur la foule, mais c’était surtout dans leur intérêt à eux. Ils ont donc gagné sur toute la ligne. Le problème, c’est qu’ils ont gagné en trompant à la fois les islamistes et les laïcs. Ils se retrouvent donc seuls avec l’Arabie saoudite pour alliée. Mais il suffit que l’aide saoudienne s’arrête pour que l’armée s’effondre.

La population égyptienne n’apprécie guère l’armée. Après 60 ans de régime militaire, il y a quand même eu une évolution profonde de la société, qui ne veut plus de « père tutélaire ». Les Égyptiens ne veulent pas que la liberté qu’ils ont connue pendant la révolution ne leur soit enlevée. Bassem Youssef est un exemple caractéristique de cela : c’était un satiriste tout à fait exemplaire, incisif, comme on aimerait en avoir en France !

En Égypte, il y a donc à la fois un soulagement parce que les Frères musulmans sont mis sur la touche, mais en même temps, les militaires cadenassent le pays et ne sont pas suffisamment crédibles pour faire revenir les touristes et les investisseurs étrangers.

JOL Press : Le Qatar avait soutenu les Frères musulmans en Égypte. Quelle stratégie va-t-il désormais adopter, maintenant qu’al-Sissi est au pouvoir ?
 

Marc Lavergne : Je suppose que le Qatar va continuer à soutenir les Frères musulmans. Les Qataris sont indépendants financièrement, et ont le soutien des Américains. Il faut rappeler que les Frères musulmans ne sont pas a priori les ennemis des États-Unis, qui les ont longtemps soutenus.

Les Américains ont, certes, été déçus et trompés par les Frères musulmans, mais peut-être aussi trompés par les militaires. Ils sont donc à la fois soulagés et ont peur pour la suite des événements. Les Américains sont derrière le Qatar et l’Arabie saoudite et ne veulent pas choisir entre les deux. Ils pensent qu’Al Jazeera est une chaîne contestataire qui a des côtés positifs, parce que la contestation est libérale et moderne, avec des femmes comme présentatrices et des vrais talk-shows à l’américaine.

Le Qatar de son côté veut exister. Il sort donc son argent pour soutenir les Frères musulmans, ennemis des Saoudiens.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Marc Lavergne est directeur de recherche au CNRS et chercheur au GREMMO (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-orient). Il est spécialiste de l’Egypte, du monde arabe et de la Corne de l’Afrique.

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