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Kurdistan irakien: l’indépendance n’est pas pour tout de suite

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Les forces kurdes (peshmergas) ont pris jeudi 12 juin le contrôle de Kirkouk, dans le nord de l’Irak. Ici, des soldats kurdes à Erbil, capitale du Kurdistan irakien. (Crédit photo: Sadik Gulec / Shutterstock.com)

JOL Press : Face à la débâcle de l’armée irakienne, les Kurdes ont repris le contrôle de la ville de Kirkouk. Que représente cette prise pour le Kurdistan ?
 

Denise Natali : Les Kurdes ont ajouté deux divisions de soldats à Kirkouk – ce qui porte à quatre le nombre de divisions kurdes dans la ville – et ils sont désormais le seul groupe à assurer la protection de la ville, suite à la débâcle de l’armée irakienne. Si les Kurdes jouent leurs cartes correctement, ils auront maintenant beaucoup plus d’influence pour négocier avec le gouvernement irakien de Nouri al-Maliki, notamment au sujet de l’exportation de pétrole.

Certains pensent que la prise de Kirkouk par les Kurdes ouvre la voie à une expansion rapide du Kurdistan irakien sur les territoires disputés, et que le Kurdistan va devenir un État indépendant qui aura la main sur tous les puits de pétrole. La situation est en fait un peu plus compliquée : les Kurdes connaissent en effet une grave crise financière. Ils ont besoin d’argent pour payer leur budget, car depuis le mois de mars, le gouvernement de Nouri al-Maliki a suspendu le budget kurde.

JOL Press : Quelles sont alors leurs ambitions dans la région ?
 

Denise Natali : Les Kurdes veulent pouvoir exporter leur pétrole, notamment en Turquie, suite à un accord entre le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan et le président kurde Massoud Barzani. Par ailleurs, qui dit expansion de territoire dit plus de population, et donc besoin de plus d’argent. Même si les Kurdes veulent rester à Kirkouk, cela signifie que le Kurdistan devra dépenser plus pour maintenir les peshmergas [soldats kurdes] sur place et assurer leur protection.

Si l’on parle des ambitions kurdes, on ne peut cependant pas faire abstraction des ambitions turques et iraniennes dans la région. Les Iraniens ont en effet encore beaucoup d’influence sur les Kurdes. Lundi matin, le Premier ministre kurde Massoud Barzani était d’ailleurs à Téhéran pour discuter avec les Iraniens.

L’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani est particulièrement proche de l’Iran. Or, ce n’est pas le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Barzani qui contrôle Kirkouk, mais le gouverneur Najmaldin Karim, issu des rangs de l’UPK, qui jusqu’à maintenant a réussi à établir de bonnes relations entre arabes, kurdes et turkmènes qui cohabitent dans la ville. L’influence de l’Iran sur la région est à prendre en compte.

JOL Press : Vous dites que les Kurdes ont besoin de financement. En mettant la main sur des régions disposant d’importantes ressources pétrolières, cela ne serait-il pas suffisant pour que le Kurdistan se finance tout seul et devienne indépendant ?
 

Denise Natali : En 2013, les Kurdes ont reçu à peu près 13 milliards de dollars du gouvernement irakien. Or cette région aurait besoin de 16 milliards de dollars par an pour subvenir à ses besoins aujourd’hui. Mais il n’y a aucun argent dans la banque centrale du Kurdistan, et les Kurdes, qui n’ont pas reçu les garanties des banques internationales, sont maintenant en train d’emprunter de l’argent, notamment auprès de la Turquie ou de sources privées.

Leurs dépenses pour les salaires mensuels sont hautes, et il n’y a aucune autre source de revenu que le pétrole. Il faudrait exporter 500 000 barils par jour mais ils en exportent aujourd’hui – illégalement – 100 000 barils par jour. Et je ne suis pas sûre que Nouri al-Maliki sera d’accord pour les laisser exporter tout leur pétrole.

JOL Press : Des milliers de réfugiés affluent vers le Kurdistan. Le Kurdistan a-t-il les capacités de les accueillir ?
 

Denise Natali : Entre 200 000 et 300 000 personnes auraient fui au Kurdistan. Ce n’est pas seulement une pression financière, mais aussi un risque d’augmentation de l’insécurité. Il nest donc pas évident de dire que les Kurdes sont dans une très bonne situation, qu’ils vont pouvoir exporter tout leur pétrole et devenir indépendants. Ils ne sont pas encore prêts. Il vaut mieux qu’ils travaillent d’abord avec les Irakiens pour défendre l’ordre et lutter contre l’expansion des jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant qui menacent de déstabiliser la région.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Denise Natali est chercheuse à l’Institute for National Strategic Studies de la National Defense University à Washington. Spécialiste du Kurdistan, elle a consacré de nombreux ouvrages à la question kurde.

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