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«Les réseaux sociaux, une échappée virtuelle en Arabie Saoudite»

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Photo DR Shutterstock

JOL Press : Trois ans après le début du Printemps arabe, peut-on parler d’une « révolution 2.0 » en Arabie Saoudite ?
 

Yves Gonzalez-Quijano : Comme partout dans le monde arabe, les réseaux sociaux en Arabie Saoudite sont une sorte d’échappée virtuelle à un quotidien pas toujours facile : c’est un pays qui rencontre de vrais problèmes sociaux et politiques, un pays très riche marqué par une mauvaise répartition des richesses, le gaspillage de l’argent public, et une corruption importante. 

Les choses n’ont pas basculé lors du Printemps arabe en 2011 comme nous aurions tendance à le penser, mais plutôt en 2005-2006 qui marque le début de Facebook, cinq ans après que les Saoudiens aient officiellement accès à Internet, c’est donc relativement récent.

Aujourd’hui, en termes d’utilisation de Youtube, les Saoudiens sont champions du monde. Le rapport habitant/consommation de Youtube dépasse des pays comme le Brésil ou comme les Etats-Unis : les Saoudiens ont du temps, une très bonne connexion, et c’est un pays où il n’y a pas de cinéma.

JOL Press : Les revendications des Saoudiens sur les médias sociaux se limitent-elles au champ politique ?
 

Yves Gonzalez-Quijano : Beaucoup de choses sont exprimées sur Internet en Arabie saoudite. Mais il faut faire attention de ne pas analyser les revendications à travers le prisme strictement politique. Il y a une vague de fond beaucoup plus large : qu’il s’agisse du droit des femmes à conduire – à travers la campagne « Women2Drive » – à travailler, mais aussi le droit des clubs littéraires à se réunir. Ces campagnes civiques qui ont eu lieu en Arabie Saoudite ne sont pas directement politiques. Dans un domaine que l’on pourrait donc qualifier de « para-politique », il y a énormément de demandes et revendications, comme ceux qui mettent en cause le comportement abusif de la police des mœurs.

JOL Press : Quel a été l’impact des différentes campagnes sur les réseaux sociaux dans la société saoudienne ?
 

Yves Gonzalez-Quijano : Depuis plusieurs années, les choses s’accélèrent. Les gens sont de plus en plus connectés sur Internet. La jeunesse saoudienne aujourd’hui passe plus de temps devant Internet que devant la télévision : c’est une partie du monde où les gens sont extrêmement branchés. Les réseaux sociaux sont utilisés comme une expression de revendications diverses et variées.

JOL Press : Quelle est l’ampleur des transformation sociales en Arabie saoudite ?
 

Yves Gonzalez-Quijano : On assiste à des transformations sociales et publiques importantes. Par exemple, aujourd’hui, en Arabie saoudite, les universités locales forment plus de diplômés femmes qu’hommes, même si à l’issue de leur cursus, elles ne trouvent pas d’emplois…elles s’exportent dans les pays de la région, aux Emirats et Bahreïn. Mais il y a toujours un fort ressentiment de la jeunesse en général d’une part, et des femmes en particulier : ils ont le sentiment d’avoir été floués. La dynastie est vieillissante : le roi Abdallah d’Arabie saoudite a 92 ans : des bagarres font rage au sein de la cour royale pour gagner la bataille de la succession dans une région où il y a beaucoup d’enjeux, et certains points de fragilité.

JOL Press : Dans le monde virtuel, les internautes sont-ils à l’abri des représailles des autorités saoudiennes ?
 

Yves Gonzalez-Quijano : Comme partout dans le monde arabe, les autorités saoudiennes ont tiré les leçons du « Printemps » en 2011. Internet a toujours été contrôlé en Arabie Saoudite, cela a été la censure la plus efficace du royaume : il y avait des listes de sites bloqués, pour des raisons sexuelles, morales, religieuses et politiques. Les autorités épluchent les mots-clés des pages, qu’ils ferment lorsqu’ils jugent le contenu inapproprié. Mais ça c’est encore une censure du web 1 où l’on n’avait pas encore compris les dynamiques sociales et politiques du web 2.

Comme de nombreux pays de la région, l’Arabie Saoudite se dote depuis plus d’un un système de surveillance numérique, qu’elle commande à des sociétés occidentales. Le pays a également opté pour une législation qui réprime au maximum l’expression sur Internet : l’idée est de considérer le plus de pages ou plateformes comme des médias, afin de les responsabiliser juridiquement et pénalement, avec toutes les subtilités juridiques que cela entraîne. Tous les internautes qui s’expriment spontanément sur Internet sont donc passibles de la loi. C’est une parade qui a été choisie par les régimes autoritaires du monde entier… Mais il est très difficile de définir la frontière entre un site politique d’information et un site de distraction.

Les Saoudiens emprisonnent à tour de bras les militants de l’Internet. Un jeune Pakistanais a par exemple été condamné pour ses tweets jugés offensants pour le prophète. Il a été recherché jusqu’en Malaisie et a fait plus d’un an de prison. Mais on ne peut pas à la fois cadenasser l’internet militant – de ceux qui font passer des messages anonymement – et parallèlement endiguer cette lame de fond d’une société hyper numérisée dont l’utilisation quotidienne est en contradiction totale avec la tradition politique et morale du pays.

JOL Press : Les revendications des Saoudiens dans le monde numérique pourraient-elles être exprimées dans le monde réel ?
 

Yves Gonzalez-Quijano : Je pense qu’il n’y a plus  de distinction entre « monde virtuel » et « monde réel ». Les réseaux sociaux font partie de notre vie. On peut aujourd’hui désormais être rattrapé par notre vie numérique. Il n’y a pas la vie numérique d’un côté et la vie réelle de l’autre : ces deux univers s’interpénètrent aujourd’hui. Tous ces phénomènes entrent en résonnance avec des frustrations sexuelles, économiques, politiques… L’Arabie saoudite va devoir s’adapter à ce numérique.

La question qui s’impose aujourd’hui est de savoir comment. Cette adaptation peut être plus difficile dans certaines sociétés : visiblement l’Arabie Saoudite cumule les handicaps : une grande jeunesse, des problèmes sociaux-économiques, une zone de conflit,  un pouvoir vieillissant… Autant de données témoignant de la situation explosive du pays.

Propos recueillis par Louise Michel D. pour JOL Press

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Yves Gonzalez-Quijano est chercheur au Gremmo (Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient). Il enseigne la littérature arabe moderne et contemporaine au département d’études arabes de l’Université Lumière Lyon 2. Depuis septembre 2006, il propose dans son blog/carnet de recherche « Culture et politique arabes » un commentaire hebdomadaire sur l’actualité politique et culturelle du monde arabe.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Arabités numériques. Le printemps du Web arabe, Actes Sud/Sindbad, 2012, Les Arabes parlent aux Arabes. La révolution de l’information dans le monde arabe, Actes Sud/Sindbad, 2009 et La société de l’information au Proche-Orient. Internet au Liban et en Syrie, Presses de l’Université Saint-Joseph, Beyrouth, 2006.

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