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Nucléaire iranien: des enjeux qui dépassent la question de la bombe

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JOL Press : Qu’est-ce qui se joue lors de ce dernier round de négociations ?
 

Bernard Hourcade : L’accord préliminaire du mois de novembre donnait jusqu’au 20 juillet pour trouver un accord définitif. Depuis les derniers six mois, les réunions se sont multipliées – nous en sommes actuellement à la sixième réunion. On touche donc aujourd’hui au but.

Il s’agit de trouver désormais un accord définitif qui solde trente-cinq ans d’opposition entre l’Iran et les Etats-Unis. Ce qui est en jeu, c’est la stabilisation de la République islamique, sa reconnaissance. Mais aussi la sécurité dans le Moyen-Orient, avec les événements qui se passent actuellement en Irak et l’avancée des jihadistes. Les négociations en cours sont donc extrêmement importantes, nous arrivons à une date clé dans l’histoire du Moyen-Orient.

JOL Press : Quels sont les principaux point de divergence ? Que va chercher à obtenir chaque partie ?
 

Bernard Hourcade : Il y a une discussion qui est technique sur la dimension du programme civil iranien. L’Iran dit : « J’ai besoin d’avoir un programme assez développé pour pouvoir être à l’avenir une puissance nucléaire civile de bonne taille. » Ce qui signifie des capacités d’enrichissement, des capacités de recherche qui maintiennent le niveau actuel de l’Iran. Les Etats-Unis et la France, notamment, rétorquent : « Ce niveau de développement est trop élevé, car il vous permettrait de faire une bombe atomique si vous le vouliez dans un délais trop bref. » 

Chaque parti se braque sur le délai qu’il faudrait théoriquement à l’Iran pour avoir une bombe atomique. Il faut qu’il y ait des deux côtés des concessions et un début de confiance.

L’Iran demande à être respecté. Cette notion de respect, de dignité iranienne, d’indépendance, est très importante aujourd’hui. L’Iran ne veut pas céder. L’Iran n’a pas perdu une guerre, l’Iran n’est pas vaincu, donc l’Iran ne veut pas voir son programme démantelé. 

Et du côté occidental, on estime que l’Iran est affaibli par les sanctions, que l’Iran peut donc céder, et doit aller très loin dans cette négociation.

En clair, on est à la recherche désormais d’un accord qui soit équitable, où il n’y ait ni vainqueur ni vaincu. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la reconnaissance de la République islamique d’Iran, avec ce qu’elle est, avec ses défauts et ses qualités, ses capacités et ses non-capacités. Une reconnaissance par les Etats-Unis et la communauté internationale.

Le nucléaire est un enjeu important, essentiel pour la sécurité internationale, mais plus important encore est le rôle des puissances émergentes, comme l’Iran. Donc, au-delà des questions techniques sur le nucléaire, sur le fait que l’Iran ait une capacité nucléaire civile capable de déboucher sur du nucléaire militaire à court terme ou pas – des questions techniques très importantes – il y a le fait que, pour la première fois, les Etats-Unis ne cherchent pas à renverser le régime iranien, mais au contraire à trouver un compromis avec la nouvelle République islamique – et c’est ça l’élément essentiel finalement.

JOL Press : Quels pourraient être les terrains d’entente ?
 

Bernard Hourcade : Les terrains d’entente, c’est la sécurité dans le Moyen-Orient. Les Etats-Unis, après des interventions lourdes au Koweït, en Afghanistan et en Irak, se retirent du Moyen-Orient – ils ne sont pas intervenus en Syrie. C’est désormais aux puissances régionales, et en l’occurrence l’Iran et l’Arabie Saoudite – la Turquie étant un petit peu à part -, d’assurer la sécurité régionale.

Cette sécurité est actuellement en feu, en danger, avec ce qui vient de se passer en Irak et en Syrie. Iran et Etats-Unis ne sont pas des amis, ne seront pas des alliés, mais ont des intérêts communs pour assurer la sécurité des exportations de pétrole et de gaz dans la région, et assurer une sécurité régionale qui n’ait pas de conséquences sur les pays voisins.

Au-delà de la question du nucléaire, c’est en fait une nouvelle répartition des tâches en matière de gestion des crises et de gestion de la sécurité régionale qui est en jeu actuellement à Vienne. 

JOL Press : Sur le dossier irakien, Washington et Téhéran partagent le même désir de voir chassés les jihadistes sunnites de l’Etat islamique qui menacent Bagdad. Cette proximité de vue peut-elle avoir un impact sur les négociations concernant le nucléaire iranien ?
 

Bernard Hourcade : Les sujets sont techniquement séparés, mais la guerre en Syrie, et maintenant en Irak, intervient évidemment aujourd’hui dans le débat sur le nucléaire, elle est en fond de rideaux. Chacun sait que l’affaire du nucléaire iranien est la clé de voûte de tout. S’il n’y a pas de solution sur le nucléaire, il n’y a pas de solution ailleurs.

Les Iraniens utilisent aussi le drame irakien et syrien pour dire aux Occidentaux : « Vous avez besoin de nous pour stabiliser la région, donc soyez souples en matière de négociations sur le nucléaire. » Les Occidentaux disent un peu la même chose : « Les jihadistes sont un danger mortel pour la République islamique, si vous voulez que nous vous aidions, acceptez des concessions importantes sur le nucléaire. » Des deux côtés, les négociations sont compliquées – ou accélérées, peut-être, dans le bon sens – par la crise irakienne. 

JOL Press : Que se passera-t-il dans le cas où aucun accord n’est trouvé au 20 juillet, date butoir ? faut-il prendre au sérieux les menaces israéeliennes de bombarder les installations nucléaires iraniennes ?
 

Bernard Hourcade : Israël est complètement en dehors du coup. Israël mène une politique jusqu’au-boutiste, qui la place maintenant complètement hors du jeu. Benyamin Netanyahou a des réactions d’arrière-garde, il n’est plus un acteur majeur du débat.

L’Iran et les Etats-Unis ont à plusieurs reprises entrepris des actions politiques communes, notamment avec la guerre contre les talibans en Afghanistan après le 11-Septembre. La coopération exite, d’un point de vue technique, pratique. Donc s’il n’y a pas d’accord le 20 juillet, il est possible qu’il y ait au moins un accord provisoire, partiel, qui permette au moins de continuer à discuter, de continuer à travailler sur des points limités.

Mais il est possible aussi qu’il y ait un accord global, équitable, acceptable des deux côtés. Il ne faut pas faire de la surenchère. Ce qui se passe aujourd’hui à Bagdad et Damas est trop grave pour chercher à être jusqu’aux-boutistes et trouver un accord « parfait ». En diplomatie, en relations internationales, il n’y a jamais d’accord parfait, il y a toujours des compromis, acceptables et équitables. 

JOL Press : Quel est l’impact des sanctions occidentales contre l’Iran ?
 

Bernard Hourcade : Bien évidemment les sanctions économiques contre l’Iran ont été lourdes. Le pays est forcément durement touché par ces sanctions. Mais, celles-ci ont aussi eu pour effet de changer les rapports de force.

Certes, l’Iran a été affaibli sur le plan économique. Il y a ainsi eu 23% de baisse du PIB en 2011, ce qui est énorme ! Mais, parallèlement, l’Iran a renforcé son unité nationale, et notamment son économie « de résistance » – comme les Iraniens disent-, avec le développement de productions non-pétrolières. En 2011, l’Iran a produit 40% de ses exportations en productions non-pétrolières. Autrement dit, les exportations non-pétrolières de l’Iran ont atteint 40% de leurs importations. Ce n’était jamais arrivé ; avant, c’était de l’ordre de 5 ou 6%. Les sanctions ont renforcé le nationalisme iranien.

L’Iran ne se trouve donc pas aujourd’hui en position de pays vaincu lors des négociations. L’Iran négocie en position à la fois de faiblesse et de force. Les sanctions ont changé les rapports de force, et n’ont pas forcément uniquement affaibli l’Iran. Ceux qui pensent que l’Iran est un genoux à terre se trompent. L’Iran a les moyens de résister encore longtemps. Les Iraniens ont bien évidemment souffert des sanctions, mais le nationalisme iranien est désormais fort. Les deux éléments s’annihilent. L’Iran n’est pas près de faire des concessions inconsidérées. La population iranienne n’accepterait pas de concessions humiliantes de la part des Occidentaux.

JOL Press : Peut-on se prendre à imaginer qu’Etats-Unis et Iran deviennent alliés dans un avenir plus ou moins lointain ?
 

Bernard Hourcade : Il ne faut pas s’attendre à ce que les Etats-Unis et l’Iran soient à court-terme des pays amis ou alliés. La révolution iranienne [En 1979, une révolution a transformé l’Iran en république islamique, renversant l’État impérial d’Iran de la dynastie Pahlavi, soutenue par les Etas-Unis, ndlr.] s’est largement faite contre les Etats-Unis. Et, même si l’on doit faire la paix avec ses ennemis, les choses, pour s’améliorer, prendront du temps.

Et, dans tous les cas, les Iraniens ne veulent pas de super pouvoir dans la région.

Ce qui compte, c’est de trouver un équilibre entre Iran et Arabie Saoudite. Le Qatar, Bahreïn, le Koweït, les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite sont des monarchies amies et alliées des puissances occidentales depuis l’émergence de la République islamique. Et donc on a, d’un côté, un axe républicain, de Kaboul à Beyrouth, traversé par de nombreuses guerres, mais des républiques, au moins sur le papier, même à Damas et Bagdad ; et de l’autre côté, des monarchies.

Donc deux systèmes politiques différents. Ce n’est pas sunnisme contre chiisme uniquement. Ce sont deux systèmes politiques, deux systèmes d’alliance différents.

Jusqu’à maintenant, c’était le conflit. Et la guerre en Syrie et en Irak montre que cette opposition n’est pas sunnite/chiite, arabe/persan, mais elle est système iranien contre système saoudien.

Les Etats-Unis pourraient s’être bien inspirés – de même que la France – d’user de leur  influence vis-à-vis des monarchies arabes pour qu’elles cessent de soutenir les jihadistes et de mettre le feu à la région. C’est difficile, parce que ces monarchies ne contrôlent plus maintenant ces jihadistes.

Mais l’appui américain et français, notamment, est bienvenu non pas pour intervenir militairement en Irak – c’est peut-être nécessaire à court-terme -, mais pour intervenir politiquement afin de rééquilibrer les rapports de force entre, schématiquement, l’Iran et l’Arabie Saoudite. C’est là que réside la clé de la paix au Moyen-Orient. Si Arabie Saoudite et Iran se mettent autour d’une table, la solution à Damas comme à Bagdad pourrait assez vite être trouvée. 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

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Bernard Hourcade est directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste de l’Iran. Il a dirigé l’Institut français de recherche en Iran (1978-1993) et l’équipe de recherche « Monde iranien » (1992-2003). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Géopolitique de l’Iran, Editions Armand Colin, 2010.

 

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