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Turquie: Erdogan entre officiellement dans la course à la présidentielle

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Le Premier ministre turc Recep Tayyp Erdogan (Photo: Shutterstock.com)

JOL Press : Erdogan est donné grand vainqueur de l’élection prévue en août. Qu’est-ce qui pourrait ébrécher sa popularité ?
 

Laurent Leylekian : Parler de popularité pour Erdogan est sans doute devenu abusif. Le vrai problème de la Turquie, c’est l’absence d’alternative crédible tant au niveau des appareils que des personnalités politiques. Les anciennes forces (CHP, MHP, ANAP, DYP etc.) qui se qualifiaient de «républicaines» souffrent d’un double problème : leurs logiciels politiques sont archaïques – les postures prétendument laïques ou nationalistes ou anticommunistes apparaissent datées – et ces forces ont été durablement discréditées par une série de scandales politico-financiers datant de la fin des années 1990.

S’il y avait dû y avoir une opposition, cela aurait pu être au sein de la mouvance islamiste. Mais les municipales ont été l’occasion d’une bataille dont Erdogan est sorti grand vainqueur contre les partisans de Fetullah Gülen. Aujourd’hui, personne ne semble pouvoir le contester, ni dans sa mainmise sur l’AKP, ni sur ce qui lui reste de charisme personnel. Cependant, les récents scandales révélant l’enrichissement d’Erdogan et de son clan, les échecs des politiques européenne et proche-orientale de la Turquie, et l’autoritarisme croissant du Premier ministre risquent d’en faire un vainqueur par défaut.

A cet égard, il sera instructif de suivre la nouvelle dynamique initiée par les Kurdes. En octobre dernier, ils ont créé le HDP, un nouveau parti, qui – à la différence du BDP dont il émane – affiche l’objectif de se rapprocher de la gauche turque. Ce HDP vient de présenter Selahattin Demirtas comme candidat à la présidentielle. Demitas est l’antithèse de la conception ethniquement turque et religieusement sunnite de la Turquie portée par Erdogan : Demirtas est jeune, il est kurde, parle le zaza et fut au conseil d’administration de la branche de Diyarbakir de l’association turque des droits de l’Homme. Il représente potentiellement la «diversité» de la Turquie honnie par Erdogan.

Il pourrait agréger au-delà des Kurdes et s’attirer notamment des sympathies de la part des Alévis qui votent traditionnellement pour le CHP, mais qui sont certainement refroidis par le choix d’Ihsanoglu – ancien secrétaire général de l’Organisation de la Coopération Islamique – comme candidat de ce parti. Certains analystes pensent que le taux d’abstention sera élevé mais il me semble que Demirtas pourrait bénéficier de reports et dépasser les 10% des voix. Sa candidature risque d’être plus qu’une candidature de témoignage.

JOL Press : Le discours qui a suivi l’investiture d’Erdogan était truffé de références religieuses. Qu’est-ce que cela suggère du modèle de présidence qu’il entend instaurer ? 
 

Laurent Leylekian : Sur ce point, je crois qu’il faut être prudent et ne pas oublier qu’Erdogan est un tacticien chevronné. Historiquement, il semble de plus en plus clair que le projet d’Atatürk a failli : on ne transforme pas par décret un peuple de culture orientale en un peuple européen. L’AKP a progressivement délégitimé le discours de la «Turquie moderne» pour en réhabiliter une conception traditionnelle, conservatrice et dévote. L’allocution d’Erdogan émaillée de références musulmanes projette cette vision monolithique de la société et elle est destinée à un électorat populaire qui se reconnaît dans cette conception rétrograde mais nouvellement valorisée par l’AKP.

Par ailleurs, et sans qu’il y ait d’opposition, Erdogan a largement prouvé ses tendances à l’autoritarisme. Il ne fait donc guère de doute qu’il va tenter de donner un rôle bien plus actif et exécutif à la présidence que ce que prévoit la Constitution turque. Ses opposants l’en accusent déjà et le voient, à mon avis à juste titre, dans les pas de Vladimir Poutine.

Ceci dit, il y a une autre dynamique qui pour l’instant ne semble pas avoir frappé les esprits : l’Etat islamique qui opère en Syrie et en Irak voisines vient de rétablir le califat, évidemment sunnite. D’un point de vue psychologique, c’est énorme. Ce califat avait été aboli par Atatürk en 1922 et le dernier calife était le sultan turc Abdülmedjid II. S’il est élu président, et si le califat arabe perdure, je ne sais pas comment, à long terme, Erdogan surnommé depuis longtemps le «calife» considérera le nouveau «calife Ibrahim». Ne voudra-t-il pas être calife à la place du calife, ne serait-ce que pour rétablir l’ancienne position de primus inter pares des Turcs parmi les musulmans ? 

JOL Press : Quel bilan peut-on faire de l’action d’Erdogan à la tête de la Turquie ? 
 

Laurent Leylekian : C’est évidemment une question très vaste. D’un point de vue économique, il est indéniable qu’Erdogan et l’AKP ont ouvert leur pays sur le monde. Nous avions auparavant un Etat dirigiste et omniprésent où l’économie était subordonnée au politique. Les islamistes ont mené des politiques résolument libérales, tout en bénéficiant de réformes importantes de la part de leurs prédécesseurs qui avaient assaini et consolidé le système financier du pays. La Turquie a alors bénéficié d’une forte augmentation des échanges et de son PIB.

Ceci a été vrai en particulier dans la première phase du règne de l’AKP, de 2002 à 2006 environ, quand la perspective d’adhésion de la Turquie à l’UE semblait crédible et que les industries européennes ont fait de la Turquie une sorte de porte-avion manufacturier pour les biens de consommation. Le PIB de la Turquie a alors été multiplié par presque 4 depuis 2002, en dépit de la crise de 2008, et le taux de pauvreté a été divisé par 10 pour tomber à moins de 2% de la population.

D’un point de vue économique, ce tableau flatteur n’est finalement guère terni que par la faiblesse de la livre turque, dans un contexte de méfiance financière généralisée et dans une zone politiquement instable, et par une inflation qui reste durablement supérieure à la croissance du PIB ; une croissance qui devrait d’ailleurs s’amoindrir.

Mais le vrai problème n’est pas économique, il est social et révèle une contradiction inhérente au modèle AKP : on ne peut pas prêcher la vertu en pratiquant l’affairisme et on ne peut pas ouvrir sa population sur le monde en la maintenant dans un étroit carcan théologique et moral. Une frange encore minoritaire mais de plus en plus importante de la population turque ne supporte plus les atteintes aux libertés personnelles, les cas de népotisme, les dégradations environnementales sur fond d’affairisme et la recherche concomitante de boucs-émissaires comme le «lobby juif», les kurdes ou la «diaspora arménienne».

Les événements de Gezi et de Soma ont été des révélateurs de son exaspération. Ce qui se joue actuellement en Turquie, c’est une fracture entre la majorité de la population et cette frange fragilisée dont la position sociologique s’apparente à celle des minorités non musulmanes qui constituaient les élites éduquées du pays avant le génocide arménien.

Au bilan, l’AKP a dégelé une Turquie figée dans un kémalisme daté mais qui avait une cohérence interne pour réveiller des dynamiques plus anciennes mais contradictoires et conflictuelles dans un pays dont la cohésion est finalement récente. Vues les instabilités régionales et le tempérament d’Erdogan, il est à craindre qu’il renoue avec des formes autoritaires de pouvoir afin que la Turquie ne se disloque pas comme ce fut le cas pour l’Union soviétique, un Etat né presque simultanément et d’avec lequel la genèse présente des similitudes.

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