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Dérive islamiste en Turquie: la sécularité recule, l’Europe s’éloigne

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Le Premier ministre turc, candidat à l’élection présidentielle, Recep Tayyip Erdogan – Photo DR Shutterstock

JOL Press : Depuis que Recep Tayyip Erdogan est arrivé au pouvoir, il y a douze ans maintenant, la Turquie a-t-elle progressé dans le processus d’intégration à l’Union européenne ?

Samim Akgonul : De 2002 à 2005, le nouveau gouvernement d’AKP a, peut-être pour la première fois, pris à bras le corps la question de l’intégration européenne. Ceci était d’une part sincère, avec une volonté réelle de changement pour sauver la Turquie de ses vieux démons autoritaristes et militaristes ; mais d’autre part, instrumentalistes dans la mesure où l’AKP a utilisé les réformes européennes pour se débarrasser de l’armée et pour s’agréger le soutien des libéraux. Le fait est que de 2002 à 2005, une petite dizaine de « paquets » de réformes ont vu le jour, transformant le régime du pays en profondeur. Or, après 2005, mais surtout après les élections de 2007, l’AKP n’a plus eu besoin de l’Europe.

Pendant cette période, l’UE a beaucoup perdu de son rôle de carotte et du bâton et depuis l’intégration européenne est tout à fait au second plan. Désormais, le gouvernement en la personne de Recep Tayyip Erdogan, applique une politique autoritaire et par conséquent éloigne la Turquie des valeurs européennes. Il faut tout même préciser que pendant la même période, crises politiques et économiques obligent, l’UE a beaucoup perdu de son attractivité et les atermoiements s’agissant l’intégration de Turquie irritent plus que jamais dans les couches populaires de ce pays.

JOL Press : Recep Tayyip Erdogan, candidat à l’élection présidentielle le 10 août prochain, a déclaré en 2013 que la Turquie n’avait pas de leçon à recevoir de « certains pays européens ». Comment expliquer un tel changement de discours sur sa volonté d’entrer dans l’UE, entre 2003 et aujourd’hui ?

Samim Akgonul : Il y a une conjoncture interne et une conjoncture externe. En interne, surtout depuis 2011, Erdogan se sent très confiant et tient un discours radical envers l’ensemble de l’Occident, y compris l’Europe. En externe, la Turquie a construit une nouvelle politique étrangère régionaliste – désormais en faillite – et s’est éloignée des préoccupations européennes. De plus, la situation économique en Grèce et en Espagne, la situation politique inacceptable des pays de l’UE comme la Hongrie font que l’UE ne peut plus s’ériger en donneur de leçon. Du moins, c’est ce qui est perçu par l’opinion publique en Turquie.

JOL Press : Le Premier ministre turc est accusé d’ « islamiser la société ». C’est parce que l’Union européenne traîne dans les négociations d’intégration que la Turquie s’éloigne des valeurs laïques ?

Samim Akgonul : Il est indéniable qu’il y a une dérive autoritaire en Turquie. Les réactions du mouvement Gezi, ou la candidature de Selahattin Demirtas en tant que candidat des Kurdes et des démocrates sont bien réelles. Cela-dit, l’UE également contient un certain nombre de contradictions en son sein. La laïcité française est à vraie dire une exception. La question n’est pas celle de la laïcité proprement dite mais celle de la sécularité sociétale qui diminue à vue d’œil en Turquie. L’attitude ambivalente de l’UE à l’égard de ce pays a certainement joué un rôle. Les démocrates de Turquie n’ont pas ressenti le soutien de leurs semblables européens, du moins depuis quelques années.

JOL Press : En cas de victoire à l’élection présidentielle, Recep Tayyip Erdogan tentera-t-il d’augmenter l’influence de la Turquie au Moyen-Orient ?

Samim Akgonul : C’est ce qu’il cherche depuis 5 ans, en vain. La politique syrienne, irakienne, iranienne, arménienne est en faillite totale. Seules les relations avec la Grèce se sont normalisées. En cas d’une présidence Erdogan, il tentera certainement de s’ériger comme un leader du monde musulman mais suscitera des réactions non seulement de ses partenaires occidentaux – dont les Etats-Unis – mais également des pouvoirs locaux, notamment de l’Iran, de l’Egypte et même de la Russie.

JOL Press : Le charismatique leader de l’AKP fait figure de grand favori à l’élection présidentielle. S’il est élu, Recep Tayyip Erdogan pourrait-il accélérer les mesures conservatrices que les manifestants du mouvement Gezi dénonçaient en juin 2013 ?

Samim Akgonul : Il est fort à craindre que si Recep Tayyip Erdogan est élu au premier tour, qui plus est avec un soutien de plus de 55%, le régime évoluera lentement mais sûrement vers un formatage de la société vers plus de conservatisme et plus d’islam sunnite. Le système scolaire déjà réformé dans cette perspective a déjà commencé à produire des générations qui seront les futures élites de la nation dans 10 ou 20 ans. En réalité, les outils du régime kémaliste des années 1030, avec un jacobinisme excessif et une volonté de tailler de toute pièce une « nation moderne » a créé cette réaction à outrance. Ce qui est dommageable, c’est de voir que, les mêmes outils, au lieu d’être transformés, sont saisis par les islamistes dans un esprit de revanche.

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Historien et politologue, Samim Akgonul est Maître de conférences à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, Chercheur au CNRS Spécialiste des minorités religieuses.

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