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Erdogan, un «hyperprésident» prêt à prendre ses fonctions

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Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan, candidat à l’élection présidentielle – Photo DR Shutterstock 

JOL Press : Pour la première fois, les électeurs turcs désigneront leur président au suffrage universel direct. L’actuel Premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan, fait figure de favori : l’élection présidentielle est-elle selon vous gagnée d’avance ?

Jean Marcou : Une élection n’est jamais véritablement gagnée d’avance, mais il est vrai qu’on ne voit pas comment la victoire pourrait échapper à Recep Tayyip Erdoğan, qui d’ailleurs sera probablement élu dès le premier tour et qui, de toute évidence, prépare déjà l’après-10 août. Tous les sondages le donnent en tête avec des scores oscillant entre 52 et 56% des voix. Ekmeleddin Ihsanoğlu, son principal adversaire, risque lui de ne pas passer la barre des 40%.

La seule surprise viendra peut-être du candidat kurde, Selahattin Demirtaş, qui serait à 9%, c’est-à-dire 3 à 4 points au-dessus des scores réalisés par les partis kurdes aux élections législatives ou locales depuis 2007. Si cette estimation se confirme, le troisième candidat de cette élection aura réussi son pari de rassembler au-delà de l’électorat kurde traditionnel.

Ekmeleddin Ihsanoğlu, adversaire de taille face à Erdogan ?
 

JOL Press : Ekmeleddin Ihsanoğlu a été choisi par les deux principaux partis de l’opposition turque, le CHP et le MHP, comme candidat à l’élection présidentielle. Pourquoi ce choix est-il étonnant ? 

Jean Marcou : Derrière le choix d’Ekmeleddin Ihsanoğlu, il y a le mariage de la carpe et du lapin entre le CHP, kémaliste et social-démocrate, et le MHP, une formation d’extrême droite ultra-nationaliste. S’ajoute à ces deux partis d’ailleurs un conglomérat tout aussi hétéroclite de petites formations de gauche et de droite, comme le DSP (parti plus à gauche que le CHP) ou le BBP (parti plus à droite que le MHP). Etant donné ce panorama d’ensembles contradictoires, on comprend que ces formations aient eu du mal à trouver un candidat capable de satisfaire tout le monde.

Il était exclu de présenter les leaders du CHP ou du MHP. Impossible pour le MHP d’appeler à voter pour Kemal Kılıçdaroğlu, un alévi issu de la province kurde de Dersim, très marqué à gauche de surcroît. Inimaginable pour le CHP d’appeler à voter pour Devlet Bahçeli, considéré par beaucoup de membres du parti kémaliste et de la gauche turque comme un fasciste… Dès lors, ces alliés de circonstance, unis surtout pour essayer de barrer la route de la présidence à Erdoğan, ont botté en touche, en trouvant une tierce personne. Mais il est difficile de gagner un match en ne bottant qu’en touche…

Quoi qu’il en soit, la désignation en juin dernier d’Ekmeleddin Ihsanoğlu a effectivement été une surprise car ce diplomate, qui venait d’être secrétaire général de l’Organisation islamique de coopération pendant 10 ans, avait été aussi jusqu’à l’année passée un compagnon de route de l’AKP. C’est en juillet 2013, lors de la crise égyptienne, qu’il est entré en dissidence en refusant de suivre la critique radicale de Recep Tayyip Erdoğan à l’égard du coup d’Etat d’Abdel Fattah al-Sissi.

L’idée de l’opposition en choisissant une telle personnalité pour la représenter – elle avait d’ailleurs auparavant tenté en vain de débaucher Abdullah Gül, le président sortant, en lui demandant de se représenter contre Erdoğan -, était d’avoir un candidat susceptible de récolter des voix à l’AKP. Le problème est que ce candidat falot, qui n’a aucune expérience politique, semble démobiliser les électorats du CHP et du MHP, sans prendre de voix à l’AKP. Le moins que l’on puisse dire est que les cadres et les militants des deux partis n’ont pas mouillé leur chemise pour ce candidat unique. Ainsi, l’opposition n’a pas fait de meetings communs de campagne.

JOL Press :  A-t-il ses chances face à Recep Tayyip Erdoğan ?

Jean Marcou : Ekmeleddin Ihsanoğlu risque de faire une performance très inférieure à l’addition des scores obtenus par les deux partis aux précédentes consultations électorales. Aux élections locales du 30 mars dernier, le CHP et le MHP totalisaient 44,5%. Les meilleurs sondages sont loin de créditer d’un tel score le candidat commun de l’opposition.

Au moins ce dernier aura-t-il permis aux leaders des deux principaux partis d’opposition de subir des défaites personnelles. Il n’est pas sûr pourtant que leurs militants ne leur demandent pas des comptes pour une stratégie qui semble être sur le point d’échouer.

JOL Press: Quel est le plus gros avantage de Recep Tayyip Erdoğan ?

Jean Marcou : Partisan d’une présidentialisation du régime politique turc, Recep Tayyip Erdoğan, a annoncé qu’il serait un président qui gouverne, en estimant – un peu à la française – qu’une élection au suffrage universel donnait au président le leadership sur l’exécutif et la légitimité pour gouverner. Dès lors, il a fait campagne en présentant un programme de président gouvernant, mettant notamment en exergue l’objectif que la Turquie devienne l’une des dix premières économies du monde en 2023, qui correspond à la date du centième anniversaire de la fondation de la République.

Face à lui, Ekmeleddin Ihsanoğlu s’est borné à défendre le système parlementaire, en expliquant qu’il n’exercerait qu’une magistrature morale au sommet de l’Etat, mais qu’il ne gouvernerait pas. Dès lors, le candidat commun de l’opposition ne présentait aucun programme.

En fin de compte, Erdoğan a l’avantage de jouer le jeu d’une élection présidentielle au suffrage universel dans un régime qui se présidentialise. Il peut à la fois promouvoir sa conception active de la présidence et le programme qui l’accompagne. Ihsanoğlu, en défendant une conception parlementaire de la présidence, s’interdit de faire campagne et de présenter un programme. Imaginez un match entre un avant-centre et un arbitre, c’est un peu ce à quoi nous avons assisté au cours de cette campagne électorale.

Quels défis attendent le futur chef d’Etat ?
 

JOL Press: En politique extérieure, les crises syrienne et irakienne sont-elles les principaux dossiers qui attendent le futur président turc ? 

Jean Marcou : Les défis sont effectivement nombreux et non des moindres ! En matière de politique étrangère, la Turquie connaît une situation redoutable à ses frontières avec les crises syrienne et irakienne. Elle accueille désormais plus d’un million de réfugiés syriens. Les ¾ d’entre eux ne sont pas dans des camps, mais s’installent dans les grandes villes (y compris Istanbul), modifiant l’économie du pays (développement du travail au noir ou de petits métiers), voire les équilibres démographiques de certaines régions. La multiplication des incidents, ces dernières semaines, montrent en outre que, dans les zones où ils sont nombreux, les populations locales supportent de moins en moins la présence des réfugiés.

La crise irakienne et la poussée de l’Etat islamique (EI) dans le nord de ce pays ont provoqué de nouvelles crises humanitaires. On a beaucoup parlé ces derniers jours du sort des chrétiens d’Irak, une autre communauté est victime de la prise de Mossoul par l’EI, c’est la communauté turkmène qui reproche aujourd’hui à la Turquie de ne pas lui venir en aide. Celle-ci pourrait toutefois financer prochainement des camps pour les Turkmènes dans la région kurde autonome d’Irak du nord, pour éviter d’avoir à accueillir un nouveau flux de réfugiés sur son territoire. Enfin, depuis la prise de Mossoul par l’EI, 49 membres du consulat de Turquie dans cette ville (dont le consul) ont été pris en otage par l’organisation djihadiste et n’ont toujours pas été libérés.

JOL Press: Quels sont les défis en matière de politique intérieure ? 

Jean Marcou : En second lieu, en matière de politique intérieure, si la situation économique est plutôt bonne, la Turquie enregistrant depuis le début de l’année une croissance plus importante que prévue (4%), l’inflation reste élevée (9%) et le déficit du commerce extérieur est accru actuellement par les crises en Ukraine – restriction russe aux importations turques – et en Irak, un client important de la Turquie.

Mais le principal problème à résoudre sur le plan intérieur reste la question kurde. Depuis près de 2 ans, un processus de règlement est en cours et s’est enlisé. L’une des premières tâches du nouveau président sera d’essayer de le relancer.

JOL Press: La victoire Recep Tayyip Erdoğan accentuera-t-elle la dérive autoritaire du leader de l’AKP qui se manifeste depuis plusieurs mois en Turquie ?

Jean Marcou :  Une victoire de Recep Tayyip Erdoğan risque de présidentialiser le système parlementaire turc, un peu comme l’élection au suffrage universel du président de la République a consacré la transformation du régime politique français, en un système semi-présidentiel. En Turquie, un Premier ministre qui gouverne depuis plus de 10 ans avec une majorité parlementaire large va devenir président avec l’onction du suffrage universel. Autant dire qu’il dominera l’exécutif, nommera qui bon lui semble comme Premier ministre, continuera de mener à bien les purges qu’il a entreprises depuis le début de l’année dans l’administration publique et conduira les politiques qui lui tiennent à cœur.

Reste bien sûr le pouvoir des médias, de la cour constitutionnelle, des partis d’opposition, des syndicats ou des ONG… mais la lutte risque d’être très inégale face à l’hyperprésident qui s’apprête à prendre ses fonctions…

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Jean Marcou est spécialiste de la Turquie contemporaine et professeur à Sciences Po Grenoble, chercheur associé à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul

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