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«Face à la menace de l’État islamique, la chute d’Assad devient secondaire»

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Connivence
 

JOL Press : Le régime syrien a été accusé de connivence pendant un certain temps avec l’Etat islamique. Pourquoi ? Qu’en est-il réellement ?
 

Fabrice Balanche : Certains accusaient même le régime syrien d’avoir créé l’Etat islamique ! C’était la propagande de l’opposition syrienne, qui continuait à stigmatiser le régime d’Assad et voulait cacher le fait que, dans l’opposition, se trouvaient des groupes islamistes armés qui devenaient de plus en plus puissants. Selon eux, comme l’opposition syrienne ne pouvait être que laïque et démocratique, les islamistes ne pouvaient être que la création du régime de Bachar al-Assad pour empêcher l’Occident d’aider la rébellion.

Quand l’EI a commencé à se développer, il est clair que le régime de Damas n’est pas entré en confrontation avec lui. D’une certaine manière, le régime syrien préférait que les rebelles se battent entre eux, cela lui facilitait le travail. L’EI, dont l’objectif était de dominer l’opposition syrienne, n’avait par ailleurs, dans un premier temps, aucun intérêt à se confronter à l’armée syrienne. Cela l’aurait affaibli.

L’EI a lancé une offensive dans le nord de la Syrie pour contrôler la frontière avec la Turquie et ainsi priver les autres rebelles de soutiens extérieurs, ce qui les obligerait à rejoindre les rangs de l’Etat islamique. Aujourd’hui, l’EI aurait 50 000 combattants. Depuis quelques mois, ils se sont lancés contre les forces de Bachar al-Assad, à Deir ez-Zor, Raqqa, Hassakeh et dans le champ gazier d’El Chaar qu’ils ont attaqué au mois de juillet dernier, assassinant 270 personnes. C’est là que le régime syrien a décidé d’agir et de bombarder les bases de l’Etat islamique à Raqqa et ailleurs.
 

Bombes humaines
 

JOL Press : Aujourd’hui, Damas combat en effet directement l’Etat islamique sur ses territoires. Quelle menace l’EI représente-t-il pour le régime syrien ?
 

Fabrice Balanche : Aujourd’hui, l’Etat islamique est devenu trop puissant. C’est la principale force d’opposition militaire. Et les autres combattants rebelles le rejoignent de plus en plus. Il est donc capable de lancer des offensives dans les zones tenues par le régime syrien, et de compromettre la reconquête d’Alep, objectif majeur de l’armée syrienne pour les mois qui arrivent.

Si l’EI arrive jusque-là, avec ses armes lourdes et ses combattants prêts à mourir dans le cadre d’attentats-suicides, cela risque évidemment de compromettre la reprise d’Alep par le régime. La grande force de l’Etat islamique, c’est justement de pouvoir envoyer des hommes avec des ceintures d’explosifs ou des camions bourrés de TNT qui partent se faire exploser sur les barrages ou les camps militaires de l’armée syrienne. C’est comme cela qu’ils ont repris la base militaire de l’armée syrienne à Raqqa il y a quelques semaines. Le régime peut difficilement lutter contre des bombes humaines.
 

Rempart ?
 

JOL Press : En se rangeant du côté des Occidentaux contre l’EI, Bachar al-Assad tire-t-il son épingle du jeu ? Est-il devenu une sorte de « rempart » contre l’islamisme radical ?
 

Fabrice Balanche : L’Etat islamique est devenu la cible suprême pour les Occidentaux, le danger principal dans la région. Le renversement du régime de Bachar al-Assad est devenu secondaire, voire non souhaitable pour les Occidentaux. L’année dernière, à la même époque, la France, les Etats-Unis et l’Angleterre parlaient de bombarder la SyrieS’ils l’avaient fait, aujourd’hui, Abou Bakr-al-Baghdadi [le calife de l’Etat islamique, ndlr] serait à Damas.

Plus personne aujourd’hui n’évoque ce scénario. Plus personne ne parle non plus de soutenir les autres rebelles, incapables de représenter une alternative politique et militaire face à Bachar al-Assad et face à l’Etat islamique. Leur donner des armes reviendrait à alimenter l’Etat islamique, puisque certains des combattants finiraient par rejoindre ses rangs.

Finalement, ce sont plutôt les Occidentaux qui se rangent du côté d’Assad. En 2011, le président syrien leur disait : « Voulez-vous que la Syrie devienne l’Afghanistan ? ». Aujourd’hui, les Occidentaux sont bien forcés de se rendre compte que la chute du régime d’Assad créerait un chaos incroyable en Syrie et laisserait le pays entre les mains de l’Etat islamique. Le fait que les Occidentaux orientent leur lutte contre l’Etat islamique arrange Bachar al-Assad, évidemment.
 

Déliquescence de lopposition
 

JOL Press : Face à l’EI et à l’armée syrienne, dans quel état se trouve l’opposition syrienne aujourd’hui ? Est-elle en position de faiblesse ?
 

Fabrice Balanche : Pas de faiblesse, mais de déliquescence complète. Le représentant de la Coalition nationale syrienne (CNS, opposition politique), Hadi al-Bahra, a récemment déclaré qu’il faudrait que « l’Occident bombarde l’EI en Syrie comme il le fait en Irak ». En disant cela, l’opposition cherche surtout à exister et à faire parler d’elle.

En Syrie, la situation est différente de l’Irak. L’armée syrienne a une aviation très performante, elle peut bombarder les bases de l’Etat islamique. En Irak, ce n’est pas le cas : les Kurdes et l’armée fédérale irakienne n’ont pas d’aviation, c’est pour cela qu’ils ont demandé l’aide des Etats-Unis.

JOL Press : Pourrait-on imaginer une sorte d’alliance de circonstance entre certaines factions rebelles et l’armée syrienne pour lutter contre l’Etat islamique ?
 

Fabrice Balanche : C’est déjà le cas. Depuis plus d’un an, certains groupes rebelles se sont mis sous la protection de l’armée de Bachar al-Assad pour ne pas se faire massacrer par l’Etat islamique. Le premier exemple, c’est les Kurdes. Ils ont été attaqués par l’EI au printemps 2013. A partir de là, ils ont conclu une sorte d’alliance stratégique avec le régime d’Assad, qui leur a envoyé des armes et permis de résister et d’empêcher l’EI de prendre leur territoires.

Ensuite, différents groupes dans la région d’Alep se sont aussi rapprochés de l’armée syrienne parce que l’EI allait les éliminer. De toute façon, les groupes rebelles n’ont aujourd’hui guère de choix : soit ils rejoignent l’EI, soit ils posent les armes et vont se réfugier en Turquie, soit ils se rapprochent du régime syrien. Ils n’ont plus d’existence en tant qu’acteurs militaires majeurs, ils ne représentent plus une alternative.

L’Arabie saoudite a tenté d’organiser les différents groupes rebelles – le Front islamique a été créé en novembre dernier – mais ce sont souvent des coalitions qui se désagrègent dès qu’elles ont épuisé l’argent saoudien. L’Armée syrienne libre (ASL), laïque et démocratique, telle que nous la concevions en Occident, n’a quant à elle jamais vraiment existé.
 

Repoussoir
 

JOL Press : Comment l’Etat islamique est-il perçu au sein de la population syrienne ?
 

Fabrice Balanche : Pour la très grande majorité des Syriens, c’est un véritable repoussoir. Les Syriens qui ont soutenu l’opposition disent aujourd’hui qu’ils n’ont pas fait la révolution pour être sous la coupe de l’Etat islamique. Ils préfèrent encore vivre sous le régime d’Assad que sous celui de Baghdadi.

Il y a néanmoins des Syriens qui soutiennent l’Etat islamique, notamment dans les régions que le groupe contrôle. L’EI a une politique de cooptation des élites locales (tribales et claniques) : il leur demande de les soutenir et de faire allégeance. Ainsi, toute la clientèle de ces notables suit le mouvement. L’EI intègre les clients de ces notables dans ses troupes, voire les enfants de ces élites locales, et des alliances se forment.

Par ailleurs, dans certaines régions, il existe des problèmes ethniques entre Kurdes et Arabes. Certains Arabes avaient peur d’être contrôlés par les Kurdes et ont ainsi préféré rejoindre l’EI pour se protéger comme à Tel Abyad, au nord de Raqqa. On a observé le même scénario en Irak dans la région de Mossoul. Enfin, des luttes tribales persistent, notamment sur l’Euphrate, où la société est restée très marquée par le tribalisme. Parfois, une tribu rejoint l’EI pour pouvoir éliminer la tribu d’à côté. Tous ces conflits locaux sont aujourd’hui récupérés par la volonté d’hégémonie de l’Etat islamique.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Fabrice Balanche est maître de conférences à l’Université Lyon 2 et directeur du Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO). Agrégé et docteur en géographie, il a fait de nombreux séjours au Moyen-Orient depuis 1990. Spécialiste de la Syrie, il a publié en 2006 La région alaouite et le pouvoir syrien puis Atlas du Proche-Orient arabe en 2011.

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