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«La barbarie de l’Etat islamique, un défi majeur pour le monde civilisé»

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Effroi
 

JOL Press : Le journaliste américain James Foley a été décapité cette semaine par l’Etat islamique. Quelle menace l’EI représente-t-il aujourd’hui pour les Etats-Unis ?
 

David Rigoulet-Roze : Ce n’est pas une menace uniquement pour les Etats-Unis, même si c’est un journaliste américain qui a été exécuté, et que la décapitation a été accompagnée d’un message adressé directement aux Etats-Unis. Pour Michael Morell, un ancien responsable de la CIA, cet assassinat est la « première attaque terroriste » de lEI contre les Etats-Unis. On peut dailleurs rappeler la déclaration qu’avait faite al-Baghdadi [le calife autoproclamé de l’Etat islamique, ndlr] lorsqu’il avait été libéré en 2009 du camp Bucca en Irak où il avait été retenu prisonnier. Il avait lancé à ses geôliers : « Vous verrez. On se reverra bientôt, à New York »

Il y a bien, de la part de l’Etat islamique, un message spécifiquement adressé aux Etats-Unis, mais c’est plus largement un défi pour le monde occidental dans son ensemble et plus généralement encore pour le monde civilisé. Ce type de comportement est une barbarie qui suscite en effet l’effroi dans l’opinion publique internationale.

JOL Press : Doit-on s’attendre alors à une augmentation des frappes aériennes américaines en Irak ?

David Rigoulet-Roze : Les frappes ne vont sûrement pas diminuer. D’ailleurs, ce n’est pas anodin si la décapitation a eu lieu après une quinzaine de jours de frappes américaines qui ont débuté le 8 août dernier. Cela laisse supposer qu’elles sont assez efficaces, ce qu’on constate d’ailleurs avec les premiers reculs militaires de l’Etat islamique. L’exécution de James Foley est un message à lAmérique par rapport à un résultat déjà opérationnel sur le terrain. Mais ce type de barbarie ne sera pas susceptible d’arrêter ou de diminuer les frappes américaines, bien au contraire, car l’enjeu est trop important pour laisser proliférer et « métastaser » ce que Barack Obama appelle le « cancer de l’Etat islamique ».

 

Convergence
 

JOL Press : Les Etats-Unis, les puissances européennes, mais aussi l’Iran et les monarchies du Golfe sont prêts à en découdre avec l’Etat islamique. Comment expliquer cette convergence de points de vue entre tous ces acteurs, souvent rivaux sur la scène politique internationale ?
 

David Rigoulet-Roze : Les acteurs occidentaux, en premier lieu, sont unanimes pour considérer que la lutte contre l’Etat islamique est un défi stratégique d’ampleur. On peut à ce titre évoquer la tribune du Premier ministre britannique David Cameron dans le Sunday Telegraph parue dimanche dernier, dans laquelle il parlait de « lutte générationnelle » et de la nécessité de mener un « plan à long terme » contre l’islamisme radical. Le président François Hollande vient également d’estimer dans un entretien accordé au journal Le Monde le 20 août que c’est la menace « la plus grave que nous ayons connue depuis 2001 ». Il y a un consensus sur cette question au sein des Occidentaux, qui craignent le retour des djihadistes dans les pays européens, présentant un danger majeur pour la sécurité occidentale.

Autre point intéressant : le rapprochement qui s’est dessiné entre les Etats-Unis et l’Iran. Même si les Etats-Unis veulent s’en tenir à une action aérienne et ne veulent en aucun cas renvoyer des soldats au sol, on sait que les Iraniens sont très présents sur le sol irakien, notamment avec la force Al-Qods, et qu’il y a une coordination – officiellement niée mais réelle – entre l’US Air Force et ces éléments militaires iraniens sur le terrain pour circonscrire l’expansion de l’Etat islamique.

La position des pétromonarchies est plus ambiguë. En réalité, compte tenu de l’ampleur médiatique que prend cette affaire et du défi stratégique que cela représente, cela met les pétromonarchies au pied du mur. Car les régimes du Golfe (Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Qatar et Koweït) ont été soupçonnés, à tort ou à raison, d’alimenter sur le plan idéologique, voire financier, un certain nombre de groupes djihadistes dont l’Etat islamique.

Dans ce cadre-là, on voit mal comment les pétromonarchies pourraient se désolidariser des autres acteurs internationaux pour endiguer la menace, d’autant que cette menace touche les régimes du Golfe eux-mêmes, explicitement accusés d’être corrompus et susceptibles d’être déstabilisés par l’Etat islamique qui prône rien moins que le renversement de ces régimes.

L’Arabie saoudite a ainsi pris certaines dispositions pour condamner les organisations terroristes (dont le Front Al-Nosra et l’Etat islamique) : le 3 février 2014 , le roi Abdallah d’Arabie saoudite avait pris un décret visant à punir par des peines allant de 3 à 20 ans de prison tous ceux qui participent à des combats à l’étranger ainsi que ceux qui appartiennent à des groupes religieux et idéologiques extrémistes, ou considérés comme des organisations terroristes, sur le plan intérieur, régional ou international ; le 7 mars 2014, le ministère de l’Intérieur saoudien avait adopté une loi sur le terrorisme en établissant la liste noire des organisations classées « terroristes » comprenant notamment l’EIIL (Etat islamique en Irak et au Levant) devenu depuis l’Etat islamique.

Quant aux autres pétro-monarchies du Golfe, elles ne sont pas en reste puisque les Emirats arabes unis viennent de promulguer la « loi fédérale numéro 7 de l’année 2014 sur les crimes terroristes », laquelle loi va jusqu’à prévoir la peine de mort, ou au moins de sévères peines de prison et des amendes pouvant aller jusqu’à 100 millions de dirhams (27 millions de dollars ) pour les auteurs d’actes et/ou d’activités à caractère « terroriste ». Le Koweït, qui a longtemps servi de plateforme pour ces flux financiers, a été pour sa part obligé de faire acte de contrition en arrêtant trois financiers du djihad dont les noms ont été rajoutés sur la liste initiale de l’ONU des sponsors de ces mouvements djihadistes. Cette liste nominative a, de fait, une dimension dissuasive en obligeant les Etats de ces ressortissants à prendre leurs responsabilités.

On est maintenant arrivés à une stratégie d’ensemble avec la fameuse résolution n°2170 du 15 août de l’ONU mise en place dans la perspective d’assécher les flux financiers dont peuvent bénéficier ces mouvements, tout particulièrement l’Etat islamique.
 

Force et faiblesse
 

JOL Press : Le 11 septembre 2001, Al-Qaïda s’en prenait directement au territoire américain en attaquant le World Trade Center. Aujourd’hui, l’Etat islamique décapite de sang-froid un Américain sur le sol syrien. Qu’est ce qui a changé dans la nature de ce conflit depuis le 11 septembre ?
 

David Rigoulet-Roze : Depuis le 11 septembre, ce qui n’a pas changé, c’est le défi représenté par le djihadisme et par l’extrémisme sunnite, qui perdure sous des formes différentes. La première réponse militaire contre Al-Qaïda a conduit la maison-mère de l’organisation terroriste à s’adapter en métastasant à partir de la frontière afghano-pakistanaise.

Elle s’est ainsi étendue aux confins sahéliens (AQMI) et aux confins saudo-arabiques (AQPA). Contrairement à l’Etat islamique, Al-Qaïda n’a jamais été en mesure ou n’a jamais véritablement souhaité proclamer un califat. Cela impliquait en effet une territorialisation jugée dangereuse car, une fois que le territoire est identifié, il est plus susceptible de devenir une cible potentielle.

C’est ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de l’Etat islamique. Sa force, dans un premier temps, parce qu’il a pu s’appuyer sur un espace territorial avec des ressources pétrolières, fiscales etc. Mais aussi sa faiblesse parce qu’à partir du moment où il y a une prise de conscience globale de la menace qu’il représente, si on peut le circonscrire dans son espace initial, dans son noyau dur territorial, il devient parfaitement identifiable et susceptible d’être l’objet de bombardements, comme c’est le cas aujourd’hui.
 

Unanimité contre l’EI
 

JOL Press : L’Etat islamique, en établissant son califat sur des territoires bien définis en Irak et en Syrie, a donc pris des risques…
 

David Rigoulet-Roze : Oui, il y a une certaine prise de risques de sa part. Sa dynamique d’expansion a connu des succès parce que le contexte régional était en quelque sorte favorable à cette expansion : les pétromonarchies pouvaient en effet considérer que les actions de l’EI étaient susceptibles de déstabiliser deux régimes honnis des monarchies du Golfe, le régime alaouite de Bachar al-Assad en Syrie et le gouvernement chiite de Nouri al-Maliki en Irak. Dans un premier temps – et c’est tout le problème – l’Etat islamique, s’il n’a pas été délibérément soutenu, a bénéficié en tout cas d’une indulgence tacite.

Maintenant, cela devient un problème majeur pour le monde civilisé dans son ensemble, mais aussi pour la stabilité de ces régimes, qui sont aujourd’hui directement menacés par le calife al-Baghdadi. Par exemple, celui-ci a signifié qu’il avait l’intention de détruire la Kaaba [centre de la mosquée de la Mecque, ndlr], au motif que celle-ci renverrait à un rite pré-islamique. Ce type de menace n’est pas anodin, sans parler des pressions exercées par l’Etat islamique, notamment depuis juin 2014, sur les frontières jordaniennes, saoudiennes voire koweitiennes puisque le « Calife autoproclamé » a explicitement menacé d’attaquer le Koweït où se trouvent des bases américaines.

Le problème, pour l’Etat islamique, c’est qu’il est en train de fédérer, autour de lui, une unanimité contre lui. Et il a probablement fait une erreur en s’attaquant au Kurdistan, qui était une « ligne rouge » pour les Américains. Les Kurdes sont en effet le principal allié américain dans la région, et il n’était pas question pour les Américains de ne pas les soutenir, y compris militairement. La question de savoir pourquoi a-t-il pris le risque d’avancer vers le Kurdistan, en sachant qu’il y aurait forcément une réponse militaire, reste posée.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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David Rigoulet-Roze est spécialiste du Moyen-Orient et du golfe arabo-persique. Il est chercheur rattaché à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), chercheur associé à l’Institut prospective et sécurité de l’Europe (IPSE) de Paris, ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération méditerranéenne et euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles. Il est l’auteur de Géopolitique de l’Arabie saoudite, Armand Colin, 2005.

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