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Concurrencé par l’État islamique, Al-Qaïda entend répliquer

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Il ne peut pas être exclu qu’Abou Bakr al-Baghdadi (chef de l’EI) et Ayman al-Zawahiri (à la tête d’Al-Qaïda) ne fassent un jour alliance. Les divergences idéologiques sont minimes entre les deux pôles djihadistes… (Crédit : Shutterstock)

 

Il effraie les chancelleries… L’État islamique (EI) a proclamé un califat à cheval entre l’Irak et la Syrie et menace de « rayonner » bien au-delà.

Il terrorise l’opinion internationale… L’État islamique, qui se répand en messages sanglants sur Twitter, diffuse les vidéos des otages qu’il décapite.

L’État islamique est L’ennemi numéro 1

« Il va au-delà de tout ce que nous avons pu connaître […] Il va au-delà de tout autre groupe terroriste », a ainsi pu déclarer le secrétaire à la Défense américain Chuck Hagel, jeudi 21 août, lors d’une conférence de presse au Pentagone.

Conduite par les Etats-Unis, une coalition d’une vingtaine d’Etats mène depuis mi-septembre des frappes aériennes en Irak et en Syrie contre les positions du groupe d’Al-Baghdadi.

Et Al-Qaïda dans tout ça ?

Non seulement l’État islamique accapare l’attention des Etats-majors occidentaux ainsi que de leurs alliés et « truste » la une des médias, mais il grignote du terrain dans les fiefs historiques mêmes d’Al-Qaïda : la cellule locale « Islami Khalifat », qui a fait allégeance à l’EI, s’est implantée depuis peu en Afghanistan.

Disposant d’un territoire, d’une armée, de financements colossaux, d’une maîtrise de la communication hors-pair, l’État islamique semble avoir réussi une OPA sur le djihadisme international, éclipsant du même coup Al-Qaïda, jadis symbole de la fureur islamiste, aujourd’hui ringardisé par un groupe plus jeune.

Le groupe de feu Oussama Ben Laden, qui dans un message diffusé dimanche 14 septembre sur Internet dénonce les « mensonges » américains selon lesquels il serait en déclin face à l’État islamique, ne semble pas entendre se laisser si facilement éclipser. 

L’une des manifestations les plus frappantes de cette « reconquête » : la création d’« Al-Qaïda en guerre sainte sur le sous-continent indien ». Ayman al-Zawahiri, le chef du commandement central de l’organisation, tente de donner un nouveau souffle à cette dernière en Asie du Sud, en se jetant à l’assaut des millions de musulmans qui peuplent cette région.

Comment Al-Qaïda escompte-t-il revenir sur le devant de la scène ? En quoi la concurrence qui oppose les deux groupe ne peut que conduire à une surenchère djihadiste qui profitera, in fine, au concept même de djihad ?

L’éclairage de de Mathieu Guidère.

 

JOL Press : « Il est possible qu’al-Qaida veuille commettre des attentats pour montrer qu’elle reste pertinente, qu’elle est toujours dans la partie », a déclaré le coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme. Dans quelle mesure la menace que fait peser Al-Qaïda sur l’Occident s’est-elle accrue ?

 

Mathieu Guidère : L’organisation d’Al-Qaïda est désormais plus dangereuse parce qu’elle est doublement blessée. D’une part, elle est comme une bête blessée par les attaques de drones et les assassinats ciblés qui ont fait d’énormes dégâts dans ses rangs.

D’autre part, elle est blessée dans sa fierté par l’Etat islamique qui lui a non seulement volé la vedette mais aussi l’essentiel de ses combattants, qui sont de plus en plus attirés par le califat d’Al-Baghdadi.

C’est dans ce contexte que le chef d’Al-Qaïda, Ayman Al-Zawâhiri, a annoncé la création d’une nouvelle branche dans le sous-continent indien et qu’il risque de tenter une opération d’envergure contre les Occidentaux pour prouver que son organisation existe toujours et qu’elle est encore capable de mobiliser ses troupes et de frapper n’importe où.

Jusque-là, Al-Qaïda – à travers ses différentes branches– avait quasiment le monopole de la terreur et très peu de concurrents sérieux sur la scène internationale ; elle n’avait plus rien à prouver depuis les attentats du 11 septembre 2001.

Mais face au défi global lancé par l’Etat islamique, elle se doit désormais, au moins aux yeux des jihadistes, de relever le défi et de faire ses preuves à nouveau ; et en cela que sa menace renouvelée est à prendre au sérieux.

JOL Press : Certains combattants d’Al-Qaïda ont quitté l’Afghanistan et le Pakistan pour se rendre en Syrie, où ils ont intégré le groupe Khorasan, affilié à al-Qaida. Investir le terrain syro-irakien est-il une manière d’essayer de faire de l’ombre à l’État islamique et de disputer la légitimité de son califat dans la région ?

 

Mathieu Guidère : Il est vrai que les combattants historiques d’Al-Qaïda ont intégré la scène syrienne sous le nom du groupe Khorasan à partir de 2013, mais il existait déjà en Syrie des sympathisants d’Al-Qaïda qui étaient embrigadés au sein du Front Al-Nosra. Celui-ci a fini d’ailleurs par prendre le nom d’« Al-Qaïda au Levant » fin 2013 pour affirmer la présence et la visibilité de l’organisation.

Cette évolution s’est faite sous la pression de l’Etat islamique qui est entré en Syrie d’emblée avec la volonté d’unifier les forces jihadistes sous une même autorité, celle d’Al-Baghdadi, et dans une nouvelle entité qui s’est appelée pendant quelques mois : « L’Etat islamique en Irak et au Levant » (EIIL en français, DAECH en arabe).

Le conflit entre les deux organisations jihadistes a éclaté justement au sujet de la question territoriale : d’un côté, Al-Qaïda militait pour un « jihad déterritorialisé », c’est-à-dire valable n’importe où et n’importe quand ; de l’autre, l’Etat islamique œuvrait pour un « jihad territorialisé », c’est-à-dire ancré dans un territoire – la Syrie et l’Irak- à partir duquel s’étendrait l’autorité du califat sur le reste du monde musulman, mais pas nécessairement en Occident chrétien.

C’est un peu à l’image de la situation qui a prévalu tout au long du Moyen-Âge, avec un « empire musulman » sous la rive sud de la Méditerranée qui faisait face à un « empire chrétien » sur la rive nord.

Cette différence de vision et de stratégie a conduit même à des affrontements armés entre les deux tendances du jihadisme, affrontements qui se sont soldés par plus de 3000 morts des deux côtés, jusqu’à ce que la coalition internationale décide de cibler l’État islamique.

Ce n’est qu’à ce moment-là que les jihadistes de tous bords ont appelé à l’unité face à l’ennemi commun et ont cessé leur guerre fratricide.

Mais désormais, ce sont les pays arabes de la région (Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Bahrein, Koweït, Qatar, Jordanie) qui ont repris la lutte contre l’Etat islamique aux côtés de la coalition internationale, faisant de tous ces pays une cible des jihadistes.

JOL Press : Une nouvelle filiale d’Al-Qaïda, « La base du jihad dans le sous-continent indien » (« Qaïdat al-Jihad fi shibh al-qârra al-hindiyya »), a été lancée par le commandement central de l’organisation. Les 400 millions de musulmans que compte cette région (Inde, Bangladesh et Birmanie) pourraient-ils être réceptifs à la propagande d’Al-Qaïda ?

 

Mathieu Guidère : Cette région du monde a été, à plusieurs reprises, victime du terrorisme jihadiste, notamment à partir du foyer pakistanais, mais elle n’avait pas jusqu’ici fait l’objet d’une attention particulière de la part de l’organisation fondée par Ben Laden.

La création de cette nouvelle branche est à la fois un signe d’affaiblissement et un signal d’alerte : un signe d’affaiblissement car Al-Qaïda ouvre une nouvelle « filiale » dans une région peu prisée par les jihadistes et où les perspectives de « développement jihadiste » sont limités ; un signal d’alerte parce que l’organisation s’attaque à une région ignorée par les puissances occidentales pendant que celles-ci sont occupées au Moyen-Orient à combattre l’Etat islamique.

Sur le terrain, Al-Qaïda pourrait bénéficier de ce moment d’inattention pour créer de nouveaux réseaux et se renforcer dans cette zone. Mais à moins d’une vraie « localisation » de sa propagande et de son leadership, elle restera une organisation étrangère sans réelle implantation ni assise populaire.

JOL Press : Se pourrait-il qu’on assiste à un repositionnement stratégique ou organisationnel d’Al-Qaïda, qui se « calquerait » davantage sur le modèle de l’État islamique (par une présence accrue sur les réseaux sociaux, un fonctionnement interne plus égalitaire et jeune, etc.) ?

 

Mathieu Guidère : Il est clair qu’Al-Qaïda est condamnée à s’adapter ou à disparaître face à la nouvelle donne jihadiste et géopolitique créée par l’État islamique. Beaucoup de choses sont à changer, tant au niveau de l’organisation que des méthodes d’action, mais étant donné la porosité des frontières entre les tendances jihadistes, ce sont les ralliements de combattants qui feront la différence.

En ciblant l’Etat islamique, celui-ci sera automatiquement affaibli au profit d’Al-Qaïda qui pourrait retrouver une nouvelle jeunesse grâce aux transfuges de l’EI.

En se focalisant sur un groupe en particulier, la coalition internationale ne fait que déplacer le centre de gravité de la menace, mais elle ne permet nullement de l’éliminer.

Si l’Occident a du mal à tirer les leçons de ses précédentes interventions, les jihadistes quant à eux semblent apprendre de leurs erreurs passées (en Afghanistan, en Irak, en Somalie, au Yémen, en Libye, au Mali). C’est cette résilience et cette capacité d’adaptation qui fait la longévité de la menace jihadiste.

JOL Press : La concurrence qui oppose Al-Qaïda à l’État islamique, en conduisant à une « surenchère » jihadiste, ne va-t-elle pas profiter au concept même de djihad ?

 

Mathieu Guidère : Les organisations jihadistes fonctionnent comme des vases communicants : lorsque l’un se remplit, il se déverse dans le suivant et ainsi de suite, de sorte qu’il n’est pas possible d’en finir avec la menace une fois pour toute.

Cela est d’autant plus vrai que la surenchère entre les divers groupes et organisations jihadistes a déjà permis d’asseoir durablement le « jihadisme » au centre du débat et des relations internationales, alors que celui-ci était totalement absent il y a quelques décennies.

Mais en réalité, dans les faits, il y a bien eu évolution : nous sommes en effet passés du « takfirisme » du GIA algérien dans les années 1990, au « jihadisme » d’Al-Qaïda dans les années 2000 et, maintenant, au « califatisme » de l’Etat islamique.

Au fil des décennies, l’islamisme radical est devenu de plus en plus politique et idéologique, et de moins en moins doctrinal et religieux.

 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

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Mathieu Guidère est professeur des universités, islamologue et spécialiste de géopolitique et de terrorisme, auteur de plusieurs livres, notamment « Sexe et Charia » (Ed. du Rocher, 2014).

 

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