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Crise avec la Russie: faut-il armer l’Ukraine?

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(Crédit photo: Oleg Zabielin / Shutterstock.com)

JOL Press : Des sénateurs américains ont estimé dimanche que les États-Unis et l’OTAN devraient fournir des armes à l’Ukraine pour combattre l’invasion russe. Comment analysez-vous ces déclarations ?
 

Yves Boyer : La politique intérieure américaine joue beaucoup dans ce type de déclarations. Ces sénateurs américains, dont le démocrate Robert Menendez et le républicain John McCain, ont fait cette proposition en prévision du prochain scrutin aux États-Unis qui aura lieu en novembre. C’est une manière pour eux de se positionner d’avance et d’accuser le président Barack Obama d’inaction dans le dossier ukrainien. La crise ukrainienne a fait l’objet, ces derniers temps, d’une surenchère de déclarations souvent exagérées ou mensongères. Il y a quelques temps, à Kiev, on disait avoir exterminé une colonne de blindés russes. Mais aucun élément factuel n’a permis de valider cette assertion.

JOL Press : Angela Merkel a rejeté la possibilité de livrer des armes allemandes à l’armée ukrainienne. Pourquoi les pays européens n’ont-ils pas intérêt, selon vous, à armer l’Ukraine ?
 

Yves Boyer : En Irak, les États-Unis et les Européens aident les Kurdes afin de protéger les minorités persécutées par des islamistes barbares qui tuent en masse. La situation est tout à fait différente en Ukraine. On a affaire, dans cette crise, à la Russie qui, malgré ses difficultés et ses insuffisances, reste une grande nation européenne, une puissance nucléaire et un membre du Conseil de sécurité de l’ONU.

Je pense que les autorités américaines, de même que les Etats européens, n’ont aucun intérêt à armer les gens de Kiev. Il faut que la diplomatie reprenne son cours, que les pays européens exercent des pressions intelligentes sur les Russes mais aussi sur Kiev, qui connaît une situation politique intérieure très préoccupante, où le pouvoir vacille. Il faut qu’il y ait des discussions et que l’on construise une solution politique à cette situation.

JOL Press : Ces pressions pourraient-elles passer par un renforcement des sanctions déjà prises contre la Russie ?
 

Yves Boyer : On pourra imposer toutes les sanctions que l’on veut contre la Russie, celle-ci ne cèdera pas là-dessus. C’est comme si, au nord du Mexique, une situation extrêmement grave menaçait la sécurité des Etats-Unis. Les Etats-Unis n’agiraient-ils pas pour défendre leurs intérêts ? Il ne s’agit pas de dire que les uns ont raison, et que les autres ont tort. Il faut raisonner en termes de realpolitik : en l’occurrence, la Russie a des intérêts majeurs et elle ne pliera pas. Par ailleurs, les sanctions européennes et américaines n’empêchent pas les Russes de développer des échanges commerciaux avec un grand nombre de pays, depuis le Maroc jusqu’au Brésil en passant par l’Inde, la Chine etc.

JOL Press : On a accusé Vladimir Poutine de vouloir créer un nouvel « État » dans l’est de l’Ukraine. Est-ce une provocation de la part de Moscou ?
 

Yves Boyer : Le président russe n’a pas tout à fait dit cela [le mot qu’il a utilisé peut se traduire par « État », mais se traduirait plutôt par « gouvernance » dans la phrase qu’il a utilisée, ndlr]. Il a évoqué l’idée qu’en effet, si la situation perdurait, il pourrait y avoir éventuellement des discussions sur des questions concernant l’organisation politique du sud-est de l’Ukraine. Mais il n’a pas appelé de ses vœux la création de la Novorossia [la République confédérale populaire réunissant Donetsk et Lougansk, à lest de lUkraine, non reconnue internationalement, ndlr].

L’idée, c’est qu’aujourd’hui il y ait une diminution de la tension et que Kiev accepte de discuter avec certains responsables du Donbass, afin de trouver une solution politique. L’Ukraine ne peut pas épurer éthiquement la partie russophone et russophile de l’Ukraine.

JOL Press : Comme l’a déclaré la chancelière allemande, la solution ne passerait donc pas par les armes…
 

Yves Boyer : Armer ajoute du malheur à un malheur déjà substantiel. Il convient par ailleurs d’arrêter cette logique d’affrontement systématique contre la Russie. Il n’y a pas de bons ou de méchants dans cette crise. Il faut cesser de fermer automatiquement les oreilles dès que Moscou s’exprime. Cela ne fera pas avancer la recherche d’une solution, et pourrait bien nous mener à la guerre. Cela ne veut pas dire qu’il faille pour autant donner quitus à Vladimir Poutine. Simplement, la situation ne se règlera que par des moyens politiques.

Par ailleurs, les bataillons ukrainiens qui agissent à l’est du pays sont des bataillons en partie dépendants du ministère de l’Intérieur, et qui sont levés par les oligarques ukrainiens. Ce n’est pas l’armée, qui connaît un gros problème de commandement. D’ailleurs, on observe déjà quelques manifestations d’Ukrainiens qui demandent à l’armée de ne pas envoyer leurs fils se battre dans le Donbass, car l’armée n’est pas équipée pour cela.

JOL Press : Quelques Français et Espagnols ultra-nationalistes sont partis rejoindre les rangs des bataillons pro-russes dans l’est de l’Ukraine. Pensez-vous que ce phénomène est marginal ?
 

Yves Boyer : L’arrivée de ces combattants étrangers n’est pas inédite : cela a toujours existé mais il ne faut pas exagérer cette présence. Elle concerne par ailleurs aussi les rangs des « pro-Kiev », rejoints par quelques volontaires lituaniens ou polonais. Dans ce genre de conflit, il y a toujours des personnes, souvent des militaires, chasseurs alpins ou anciens paras, qui veulent « castagner ». Chacun choisit alors son camp : pour les uns, c’est Kiev, pour les autres, c’est le Donbass. Ce qui est dramatique dans tout cela, c’est que c’est souvent l’anarchie et que les bataillons levés se battent généralement pour rien.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Yves Boyer est directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Ses domaines d’expertise sont la géopolitique, les doctrines militaires, la politique de sécurité et de défense de l’Union Européenne, la politique de défense américaine, l’OTAN, l’évaluation des potentiels et des équilibres militaires et la dissuasion nucléaire.

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