Site icon La Revue Internationale

Face à l’État islamique: les États-Unis, éternels «gendarmes» du Moyen-Orient?

barack-obama-usa.jpgbarack-obama-usa.jpg

[image:1,l]

(Crédit photo: Everett Collection / Shutterstock.com)

JOL Press : Barack Obama a déclaré qu’il n’avait « pas encore de stratégie » pour lutter contre l’Etat islamique. Est-ce un aveu de faiblesse de la part des Etats-Unis ?
 

David Rigoulet-Roze : Je parlerais plutôt de reconnaissance d’un retard dans l’évaluation du danger que représentait l’Etat islamique. Selon certains analystes des services de renseignement américains, il y a manifestement eu une sous-évaluation de ce danger.

Barack Obama a récemment déclaré que ce n’était pas la première fois que les Etats-Unis faisaient face à des menaces sérieuses comme celle-ci. Il avait toutefois reconnu que l’Etat islamique montait en puissance après avoir mis la main sur de nombreux stocks d’armes, et sur d’importantes liquidités provenant notamment du hold-up effectué sur la banque centrale de Mossoul.

Barack Obama a voulu inscrire son mandat sous la stratégie de « l’empreinte légère » (light footprint) : le président américain a toujours dit qu’il avait été élu pour arrêter les guerres (retrait d’Irak et d’Afghanistan), ne pas en commencer une autre et ainsi se désengager, partiellement, du Moyen-Orient.

On peut à ce titre faire référence à un article de sa conseillère à la sécurité nationale, Susan Rice, en octobre 2013 dans le New York Times, où elle disait que les Etats-Unis n’avaient pas à se concentrer 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 sur le Moyen-Orient – même si c’est une région importante – et qu’il était temps de prendre du recul.

Mais le principe de réalité a rattrapé les Etats-Unis. La nature – en géopolitique comme ailleurs – ayant horreur du vide, un retrait de la superpuissance américaine, même en déclin relatif, n’est tout simplement pas possible compte tenu des enjeux en termes de sécurité mondiale induits par le développement du « cancer » de l’« Etat islamique », selon les propres termes du président Obama.

JOL Press : Barack Obama a exclu une coopération avec Bachar al-Assad pour lutter contre l’Etat islamique. Comment analyser cette décision ?
 

David Rigoulet-Roze : La situation dans laquelle se trouve Barack Obama n’est pas simple. Il se rend compte que l’« empreinte légère » ne peut pas être si légère que ça – c’est d’ailleurs pour cela que des bombardements américains sur l’Etat islamique ont eu lieu début août. Par ailleurs, la question de l’EI ne peut pas se réduire à l’Irak : elle concerne aussi la Syrie, et comme l’a dit son conseiller adjoint à la sécurité nationale, pour protéger les Américains, il n’est pas question de s’arrêter à des frontières qui, de toute façon, n’existent plus de facto (en l’occurrence, les frontières Sykes-Picot).

L’année dernière, les Etats-Unis, après avoir longuement hésité, ont finalement renoncé à bombarder le régime syrien. Ils se retrouvent aujourd’hui dans la situation où ils doivent bombarder ceux qui sont officiellement en lutte contre Bachar al-Assad, et donc opérer potentiellement un rapprochement avec le président syrien.

La difficulté pour les Etats-Unis réside dans le fait que, contrairement à l’Irak, pays qu’ils connaissent bien pour l’avoir occupé et pour lequel ils disposent de nombreux renseignements qui leur permettent de déterminer des cibles de l’Etat islamique à frapper, ils sont très largement « aveugles » en Syrie faute de contact direct avec le régime de Damas, qui s’offre aujourd’hui le luxe de proposer ses services de coopération anti-terroriste aux Etats-Unis. Mais la posture des Américains consiste à dire qu’il ne peut pas y avoir de coopération avec le régime d’Assad, qui est une partie du problème et non une partie de la solution

Néanmoins, il y a une coordination de fait : il y a déjà des incursions américaines sur le sol syrien, et le gouvernement syrien, tout en manifestant son sens de la souveraineté, fermera les yeux sur d’éventuels bombardements américains. Aujourd’hui, le gouvernement syrien, lui-même confronté à une extension de l’Etat islamique, revient sur l’échiquier international comme un acteur incontournable, nécessaire aux autres puissances pour circonscrire le danger djihadiste.

JOL Press : Les Etats-Unis vont-ils devoir coopérer avec l’Iran pour lutter contre l’EI ? Quelle forme prendrait cette coopération ?
 

David Rigoulet-Roze : S’il y a en effet des réticences par rapport à Damas, il y a vraisemblablement, même si c’est nié officiellement, une coordination relativement conséquente entre les Etats-Unis et l’Iran, notamment en Irak. Barack Obama a toujours dit qu’il ne voulait pas de troupes au sol, même s’il a envoyé plusieurs centaines de conseillers militaires.

On sait bien qu’au sol, la force iranienne Al Qods du général Soulaimani est là pour encadrer et aider l’armée régulière irakienne et les milices chiites, et peut servir de relais au sol pour les avions américains. Cette coordination n’est pas surprenante, compte tenu de l’évolution des relations entre les Etats-Unis et l’Iran qui s’est dessinée à la faveur des négociations sur le nucléaire.

Il y a un rapprochement que j’estime profond entre les deux pays, car les intérêts des Etats-Unis, par-delà les dissensions qui peuvent exister avec le régime iranien de la République islamique, convergent avec l’Etat iranien. La lutte contre l’extrémisme sunnite, incarné aujourd’hui par l’Etat islamique, est l’un de ces intérêts communs. Objectivement, l’Iran est donc un allié potentiel des Etats-Unis, même si cela peut paraître extraordinaire.

JOL Press : Bachar al-Assad est accusé d’avoir contribué à l’expansion de l’Etat islamique. Pourquoi n’a-t-il pas « tapé » tout de suite sur l’EI ?
 

David Rigoulet-Roze : Il ne s’en est pas tout de suite pris à l’Etat islamique parce que l’objectif d’Assad était de montrer qu’il ne faisait pas face à une rébellion contre une dictature, mais face à un terrorisme sunnite, fomenté par les pétromonarchies, et qu’il y avait donc un complot extérieur et extrémiste contre son régime.

Dans un premier temps, le présient syrien a appliqué, en libérant de prison un certain nombre d’activistes à l’automne 2011 (dont certains allaient ensuite rejoindre les groupes rebelles les plus extrémistes), le principe « diviser pour mieux régner ». Il voulait affaiblir la rébellion qui prenait forme contre lui en instillant le « poison islamiste » tel qu’on le connaît aujourd’hui. D’une certaine manière, sa logique a parfaitement fonctionné.

Le problème, c’est qu’aujourd’hui, une organisation comme l’Etat islamique représente un réel danger pour lui. C’est d’ailleurs pour cela qu’après avoir été assez indulgent vis-à-vis de l’Etat islamique, le régime syrien se met à bombarder des cibles de l’EI qu’il avait, jusque-là, très largement épargné contrairement au reste de l’opposition armée.

JOL Press : Cette politique, qui se retourne contre le président syrien, semble aussi se retourner contre les régimes du Golfe…
 

David Rigoulet-Roze : C’est tout le problème. Dans le fonctionnement des pétromonarchies du Golfe, il y a une forme de schizophrénie : dans un premier temps, l’EI, qui représentait un potentiel de déstabilisation de Bachar al-Assad en Syrie et de Nouri al-Maliki en Irak, était regardé avec une certaine complaisance par les régimes du Golfe, où certains donateurs privés n’ont pas hésité à soutenir les djihadistes.

Mais aujourd’hui, l’EI proclame ouvertement son ambition d’expansion territoriale sur une large échelle du Proche et du Moyen-Orient arabo-musulman et de renverser les régimes stigmatisés comme « corrompus » de ces pétromonarchies. La pression se fait d’ores et déjà sentir sur les frontières régionales, notamment jordaniennes, saoudiennes et koweïtiennes.

La complaisance tactique des pétromonarchies et ponctuelle à l’égard de l’Etat islamique prend aujourd’hui une dimension très problématique.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

——-

David Rigoulet-Roze est spécialiste du Moyen-Orient et du golfe arabo-persique. Il est chercheur rattaché à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), chercheur associé à l’Institut prospective et sécurité de l’Europe (IPSE) de Paris, ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération méditerranéenne et euro-arabe (MEDEA) de Bruxelles. Il est l’auteur de Géopolitique de l’Arabie saoudite, Armand Colin, 2005.

Quitter la version mobile