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Turquie: les promesses d’Ahmet Davutoglu sont-elles réalistes ?

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Le nouveau premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, a présenté son programme au Parlement – Photo DR Shutterstock

JOL Press : Le nouveau premier ministre turc, Ahmet Davutoğlu, a présenté son programme au Parlement dans lequel il promet l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne d’ici à 2023. Une promesse réaliste ?
 

Jean Marcou: Alors que depuis 2005, date de l’ouverture des négociations avec la Turquie, seuls 14 chapitres sur 35) de reprise de l’acquis communautaire ont été ouverts et que, dans le même temps, la Croatie est entrée dans l’Union européenne, la réaffirmation d’une telle priorité par le nouveau gouvernement turc peut effectivement surprendre. Elle illustre néanmoins un fondamental de la politique étrangère turque : l’importance de la relation de la Turquie à l’Occident. Située à sa marge, ce pays n’est pas vraiment au Moyen-Orient.

L’ouverture au monde arabe de la nouvelle politique étrangère d’Ahmet Davutoğlu, depuis 2009, n’a pas fait long feu. Aujourd’hui, la Turquie n’a plus d’ambassadeurs en Syrie et en Egypte. Ses relations sont conflictuelles avec le gouvernement fédéral irakien de Bagdad et avec la Libye. Elles sont complexes avec les pays du Golfe, à l’exception du Qatar. Par ailleurs, vu la situation en Ukraine et après l’annexion de la Crimée où la communauté tatare est menacée, Ankara est à nouveau confrontée à la montée en puissance de son grand voisin russe. Dès lors, réaffirmer son attachement au projet européen est une manière pour la Turquie de manifester son ancrage stratégique auprès des Occidentaux. Car même si une intégration pleine et entière à l’Union européenne est plus qu’improbable, le maintien d’une relation étroite quelle qu’elle soit est une garantie de sécurité, tant d’ailleurs pour Ankara que pour ses partenaires occidentaux.

JOL Press: Quels sont les principaux points de blocage dans l’intégration de la Turquie, qui est candidate depuis 1987 et qui a ouvert des négociations avec l’Union européenne en 2005 ?

Jean Marcou: Techniquement le premier obstacle est le conflit chypriote. La République de Chypre (grecque) est entrée dans l’UE en 2004, après une tentative de réunification de l’île conduite par l’ancien secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan. Le plan de ce dernier a été rejeté par la partie grecque et accepté par la partie turque, par référendum. La Turquie estime donc que la République de Chypre est responsable du non-règlement du conflit et refuse de la reconnaître, mais elle est l’un des seuls pays au monde à reconnaître la République turque de Chypre du nord, partie turque de l’île.

Cette situation a des conséquences politiques, économiques, commerciales et même militaires. Elle a provoqué en 2006 le gel de 6 chapitres de négociations. Les efforts de rapprochement pour réunifier Chypre ont repris, ces dernières semaines, mais ils piétinent… Une autre raison technique des blocages de la candidature de la Turquie tient aux retards qu’elle a pris dans sa conduite des réformes en matière de droits et libertés. Des transformations constitutionnelles et législatives spectaculaires étaient intervenues au début des années 2000, elles se sont ralenties depuis, voire même carrément interrompues ; et la rigidification politique ambiante n’a pas incité à une reprise.

 D’autres points de blocages essentiels sont à rechercher en Europe même. Traversant une crise sans précédent dans son histoire, l’Union européenne est devenue très frileuse pour ce qui est de son élargissement. Si elle a pu se permettre d’admettre la Croatie en 2013, après 8 ans de négociations, faire entrer un pays de plus de 80 millions d’habitants devenu en quelques années la 16e économie mondiale est un projet d’une autre envergure pour une Europe minée par le doute. Certes, de longue date, la Turquie a l’appui formel de nombreux Etats européens, notamment les pays d’Europe centrale, les pays scandinaves (la Suède en particulier), les pays méditerranéens (l’Italie, l’Espagne), sans oublier le Royaume Uni, mais elle n’est jamais parvenue à obtenir un soutien ferme et définitif des poids lourds que sont la France et surtout l’Allemagne. Alors que Gerhard Schröder y était favorable, Angela Merkel est aujourd’hui farouchement opposée à l’entrée de la Turquie. Quant à la François Hollande, s’il s’est montré plus conciliant que Nicolas Sarkozy, il n’a pas non plus levé tous les obstacles dressés par son prédécesseur.

Enfin, à ces blocages techniques, politiques et stratégiques, s’ajoutent probablement des raisons plus diffuses qui ne sont pas opposées et opposables juridiquement à la Turquie mais auxquelles les Etats et les opinions publiques ne sont pas insensibles et qui sont d’ordre culturel et religieux, voire d’ordre historique et mémoriel.

JOL Press: Concernant la question du conflit kurde, Ahmet Davutoğlu a aussi promis de mener le processus de paix « avec une détermination qui changera le sort du pays ». Quels sont les obstacles à la fin de ce conflit, qui perdure depuis 30 ans ?

Jean Marcou: C’est l’autre priorité annoncée effectivement du gouvernement d’Ahmet Davutoğlu, ce qui n’est pas étonnant puisque c’est un problème politique majeur pour la Turquie. Depuis une dizaine d’années, l’AKP s’est montré plus ouvert que ses prédécesseurs sur la question kurde. Mais en dépit d’annonces parfois tonitruantes, le règlement du conflit n’a concrètement pas beaucoup avancé. Trois tentatives ont été faites au cours des dernières années : « l’ouverture démocratique », en 2009 ; le « processus d’Oslo », en 2010-11 ; et enfin le « processus de règlement », depuis la fin 2012. Ce dernier est théoriquement toujours en cours, mais il a été différé par les événements de Gezi, l’an passé, et par les élections locales et présidentielles, cette année. Pourtant, le 10 août dernier, dans ses premières déclarations après son élection à la présidence de la République, Recep Tayyip Erdoğan a réaffirmé son intention de résoudre la question kurde et Ahmet Davutoğlu a réitéré ce souhait dès son arrivée à la tête du gouvernement. Or les obstacles sont nombreux. Ils ont tempéré par le passé des postures et des promesses parfois spectaculaires du gouvernement. D’abord, il faut vaincre la méfiance et les rancœurs mutuelles provoquées par 30 ans de guerre civile larvée.

Côté kurde, de nombreuses personnes ont disparues pendant la sale guerre de l’ombre des années 1990 et près de 2 millions de villageois ont été déplacés. Côté turc, les appelés du contingent issus de milieux populaires ont été souvent les premières victimes des embuscades de la guérilla. S’il va trop loin et trop vite, le gouvernement est accusé de négocier avec des « terroristes ». Or pour mettre un terme à la lutte armée du PKK, il doit donner des gages de sa reconnaissance politique du fait kurde en Turquie. A terme, se posera aussi le problème de la situation d’Abdullah Öcalan, qui purge une peine de prison à perpétuité sur l’île d’İmralı au large d’Istanbul. Le gouvernement dit ne pas vouloir le libérer mais celui-ci est devenu son premier interlocuteur dans le processus de règlement engagé. Peut-on imaginer une paix durable avec Öcalan toujours derrière les barreaux ?

Et puis bien sûr il y a l’évolution du cadre régional. Les Kurdes, désormais quatrième parti politique en Turquie, disposent de régions quasi-indépendantes en Irak et en Syrie. Cette montée en puissance peut-elle conduire à un Etat kurde indépendant qui aurait des prétentions irrédentistes ? La Turquie est inquiète. Il est vrai qu’elle entretient d’excellentes relations avec les Kurdes irakiens de Massoud Barzani, mais ceux-ci ont des rapports difficiles avec le PKK et les Kurdes de Syrie. Dans le contexte actuel, la nouvelle menace des djihadistes de « l’Etat islamique » (EI) a contribué au rapprochement des différentes factions kurdes. Peut-elle aussi promouvoir une convergence turco-kurde durable ? Il y a quelques jours, Selahattin Demirtaş, le leader du HDP, le parti kurde de Turquie, qui a obtenu près de 10% des voix lors de la récente élection présidentielle turque, a expliqué qu’il n’était pas absurde d’imaginer que prochainement le gouvernement turc puisse fournir des armes au PKK pour qu’il combatte l’EI, dès lors qu’il ne mènerait plus de lutte armée en Turquie. On peut certes toujours rêver mais on n’en est pas encore là !

JOL Press: La marge de manœuvre d’Ahmet Davutoğlu sera-t-elle limitée ?
 

Jean Marcou: Il faut bien voir que depuis l’élection de Recep Tayyip Erdoğan, le régime politique turc a changé. Nous ne sommes plus dans un régime parlementaire, mais dans une sorte de régime semi-présidentiel où le président de la République définit les grandes orientations de la politique du pays et où le premier ministre les met en œuvre.

C’est Recep Tayyip Erdoğan qui a choisi Ahmet Davutoğlu, son ancien ministre des affaires étrangères, pour lui succéder à la tête du gouvernement et du parti majoritaire, étouffant dans l’œuf les tentatives d’Abdullah Gül pour se maintenir au plus haut niveau. L’ancien chef de la diplomatie turque n’a d’ailleurs pas fait mystère de son allégeance au nouveau président de la République, en reconduisant à quelques exceptions près le gouvernement précédent et en y introduisant Yalçın Akdoğan, qui est le plus proche conseiller de Recep Tayyip Erdoğan. Ahmet Davutoğlu n’aura donc guère plus de marge de manœuvre qu’un premier ministre français sous la 5e République. Michel Jobert, un de nos anciens ministres des affaires étrangères, évoquant le couple président-premier ministre dans un régime semi-présidentiel, avait eu cette expression évocatrice : « C’est la tête et les jambes ! ».

Ahmet Davutoğlu n’a pas été nommé premier ministre pour avoir des idées plein la tête et disposer d’une marge manœuvre à l’égard de Recep Tayyip Erdoğan, mais surtout pour faire la preuve qu’il a des mollets solides lui permettant de courir vite et longtemps pour « son président ».

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 Jean Marcou est professeur à Sciences Po Grenoble, chercheur associé à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul, et spécialiste de la question kurde.
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