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Comment vit-on sous le règne du «califat» djihadiste?

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Il est à déplorer que les djihadistes excellent aujourd’hui autant dans l’art du combat que dans celui de la gouvernance territoriale, même si celle-ci se déploie dans la terreur la plus extrême. (Crédit : Shutterstock)

 

Il s’étire le long du Tigre et de l’Euphrate en Irak et se prolonge dans le nord-est de la Syrie, jusqu’aux portes de la Turquie. Le territoire passé sous contrôle de l’EI – en l’espace de moins de quatre mois – représente une zone de plus de 90 000 km2.

Fin juin, Abou Bakr al-Baghdadi, à la tête de l’Etat islamique, avait proclamé un « califat », à cheval entre l’Irak et la Syrie, appelé à « rayonner » bien au-delà.

Depuis, la rapidité de sa progression stupéfie. Ainsi, sa percée éclair dans la ville kurde syrienne de Kobané, début octobre, a-t-elle pris de court la communauté internationale ; qui, pour l’heure, ne parvient toujours pas à repousser les djihadistes, malgré la campagne de frappes aériennes menée par la coalition occidentalo-arabe. Inexorablement semble-t-il, les djihadistes poursuivent dès lors leur « gangrénage » de la région moyen-orientale.

L’EI paraît avoir appris des erreurs d’Al-Qaïda – aujourd’hui complètement « ringardisé » par son jeune rival -, en ne misant non pas sur le fonctionnement en réseau mais sur la territorialisation. A travers ses succès militaires, ses conquêtes territoriales, le groupe d’Al-Baghdadi fait « rêver » les jeunes Occidentaux convertis à l’islam radical, comme Ben Laden avait su le faire un temps en fomantant sur les sols américain et européen des attentats d’immense envergure, avant que le mouvement ne s’essoufle avec la mort de son leader, en 2011.

Ces « prises » de territoires s’accompagnent de la mise en place d’une administration nouvelle et d’une gestion du quotidien, notamment dans les grandes villes comme Raqqa et Mossoul, passées sous la férule islamiste.

Cette construction d’Etat – car c’est bien de cela dont il semble de plus en plus s’agir – est financée par les ressources tirées des nombreux pillages auxquels se livrent l’EI. Les djihadistes auraient ainsi fait main basse sur une vingtaine de puits de pétrole ainsi que de nombreux silos de blé et de moulins en Irak et en Syrie.

Pas moins de cinq millions d’âmes seraient aujourd’hui soumises au régime du « califat ». Comment les populations vivent-elles ? A défaut de liberté, leur apporte-t-il un certain confort matériel et l’espoir d’un « mieux » économique ?

L’éclairage de Myriam Benraad.

 

JOL Press : Comment fonctionnent la justice, les tribunaux, sur les territoires contrôlés par l’État islamique (EI) ?

 

Myriam BenraadL’EI a œuvré, depuis sa proclamation en octobre 2006, à établir une domination absolue sur les territoires sous son contrôle et se doter de tous les attributs d’un véritable d’État, plus particulièrement à travers l’édification d’institutions et l’adoption d’une législation conforme à la loi islamique, la charia, tirée du Coran et qui régit tous les aspects de la vie quotidienne.

Des plus petits litiges aux crimes les plus sérieux, en passant par le système économique et les mœurs, rien n’est laissé au hasard et en dehors de l’emprise de l’EI.

Au début de l’offensive djihadiste en juin, des tracts ont été distribués aux populations leur ordonnant de respecter rigoureusement certains principes sous peines de sévères sanctions – parmi elles, la condamnation à mort et l’exécution, surtout pour les minorités religieuses (cf. crucifixion des chrétiens), l’amputation des bras et/ou des jambes, par exemple, pour les voleurs, l’exil forcé.

Une charte de seize « commandements » organise le mode de vie auquel les « sujets » du califat de l’EI sont soumis. C’est un document qui fait à la fois office de Constitution, de code civil et de code pénal.

La consommation d’alcool, de tabac et de drogues est strictement interdite (article 8), ainsi que les manifestations publiques (article 10), réputées contraires à l’islam, sauf celles permises par l’EI comme la récitation de versets du Coran en place publique.

Tout l’héritage préislamique, dont les sites archéologiques, mausolées, statues, est détruit.

Les femmes, selon l’article 14 de la charte, doivent se couvrir le visage et le corps du niqab, et être accompagnées par leur père, frère et/ou mari pour effectuer tout déplacement. Elles sont évidemment lapidées en cas d’adultère.

Les minorités, lorsqu’elles ne sont pas massacrés car « hors du Livre » (contrairement aux Juifs, chrétiens et musulmans), ont le statut de dhimmis, qui les assujettit au souverain musulman en échange de sa protection (toute théorique qu’elle soit).

Suivant cette logique, un système judiciaire islamique a été établi, certes partiel, dont les « tribunaux » ont été créés de toutes pièces ou siègent dans les bâtiments civils existants et réquisitionnés par l’EI. Ils rendent des jugements conformes à la charia pour tous les faits répréhensibles et les litiges portés à leur connaissance par les sujets du califat qui considèrent que certains principes de l’islam n’ont pas été respectés et souhaitent une réparation.

Pour légiférer, l’EI s’appuie sur des juges disposant d’une connaissance de l’islam ; ce sont le plus souvent des érudits, des djihadistes de la première heure qui ont officié aux côtés d’Abou-Bakr al-Baghdadi, calife autoproclamé le 29 juin 2014 depuis la grande mosquée de Mossoul.

Mais les jugements prononcés ne sont pas uniformes dans l’ensemble du califat ; parfois en effet, les sentences prononcées découlent de décisions prises sur le tas, sans passage antérieur devant un tribunal.

JOL Press : L’EI a-t-il pu s’assurer l’allégeance des notables ? L’administration est-elle contrôlée par des membres de l’EI ou par les anciens cadres, « briefés » ?

 

Myriam Benraad : Une grande partie de la notabilité sunnite s’est tantôt rangée du côté de l’EI par dégoût à l’égard du pouvoir central et des conseils locaux (des maires et des élus locaux ralliés à sa cause sont restés en poste), tantôt est restée passive face à l’avancée spectaculaire des djihadistes.

L’EI a hérité de la bureaucratie à son arrivée, notamment des personnels en charge des hôpitaux, de la police, de la collecte des ordures ou d’autres services dans les villes. Ces personnels et cadres administratifs ont conservé leurs emplois à la condition d’une allégeance totale au nouvel ordre sociopolitique mis en place par les djihadistes.

Cette faculté à perpétuer les anciennes structures de gouvernance, voire même à les sophistiquer, surtout celles qui se trouvaient en état de déliquescence avant l’arrivée de l’EI, a considérablement réduit les perspectives d’une résistance politique de l’intérieur.

Al-Baghdadi l’avait compris et a appelé, dès son discours d’investiture califale à Mossoul, les « scientifiques, savants, prédicateurs, juges, docteurs, ingénieurs et personnes ayant des compétences militaires ou administratives » à le rejoindre et à l’aider à gouverner.

Finalement, on peut dire que l’EI a soigneusement évité de réitérer l’erreur qui avait été celle de la coalition étrangère en 2003, lorsque les États-Unis avaient décidé, de manière précipitée et aveugle, du démantèlement de l’armée et de la dissolution des principales administrations, jetant à la rue, sans solde, des milliers de soldats et fonctionnaires qui n’allaient pas tarder à prendre les armes contre l’occupant.

JOL Press : Quel est l’état des services publics ?

 

Myriam Benraad : Des sources fiables rapportent que les chefs de l’EI ont consacré de nombreux efforts à la remise en état et à la livraison des services publics considérés comme essentiels pour les populations, dont la fourniture en eau et électricité, et le traitement des eaux usées qui avaient jusque-là posé d’importants problèmes sanitaires.

Les ressources affectées à ces tâches proviennent de la collecte d’un impôt spécifique, qui représente quelques dollars par mois, imposé aux commerçants, aux entreprises qui produisent dans les territoires contrôlés par l’EI, et plus généralement sur les automobilistes et autres usagers.

L’EI a parfaitement compris le caractère stratégique d’assurer des services publics qui soient fonctionnels, de garantir une gouvernance efficace, passant aussi par la distribution de denrées alimentaires aux plus démunis, en vue de conserver le soutien des populations et d’éviter tout phénomène de dissidence.

JOL Press : Assiste-t-on à une relance des investissements ?

 

Myriam Benraad : C’est ce que l’EI prétend en ayant remis en service un certain nombre d’infrastructures, rouvert les hôpitaux, lancé la construction de nouvelles routes et mis en service des lignes de bus, inauguré de nouvelles écoles coraniques pour les garçons.

Investir dans la vie quotidienne et l’activité économique locale, y compris dans les petites et moyennes entreprises, et réhabiliter les services de base dont la population irakienne a longtemps manqué, notamment dans les régions sunnites, participent du coup de force politique et symbolique de l’EI, de sa quête de légitimité face à un État central et des autorités dans les provinces qui ont échoué à assurer le minimum de bien-être à leurs citoyens.

Il est à déplorer que les djihadistes excellent aujourd’hui autant dans l’art du combat que dans celui de la gouvernance territoriale, même si celle-ci se déploie dans la terreur la plus extrême.

JOL Press : Niqab intégral pour les femmes, interdiction du tabac et du narguilé, fermeture des commerces aux heures de prière obligatoire pour tous, etc. : comment travaille la « police des mœurs » et dans quelle mesure modifie-t-elle les habitudes de la population ?

 

Myriam Benraad : Depuis son offensive de juin et la proclamation du califat par Al-Baghdadi, l’EI obéit à une logique de mise sous contrôle systématique des populations devenues ses sujets. Dans les villes et les territoires passés sous son contrôle, entre la Syrie et l’Irak, c’est la peur qui règne.

Pour s’assurer du respect intégral de ses lois, une police religieuse a été formée, nommé hisba et similaire à celle des premiers siècles de l’islam. Elle est chargée de faire appliquer à la lettre les préceptes de la charia.

Ses représentants, organisés en patrouilles, sont le plus souvent des soldats, lourdement armés et vêtus d’un uniforme reconnaissable, le qamis, un habit blanc et long porté traditionnellement par les hommes musulmans, parfois recouvert d’un gilet noir.

Ces « policiers » appréhendent tous ceux qui ne respectent pas les lois de l’EI et les emmènent dans des centres de rétention dans l’attente d’un jugement devant les tribunaux, au terme duquel ils sont soit exécutés, soit emprisonnés pour purger leur peine.

JOL Press : Quels moyens l’EI a-t-il mis en place pour fonder, asseoir, une identité, une unité, un patriotisme autour du califat ?

 

Myriam Benraad : L’identité de l’EI, c’est le califat sunnite, fidèle à celui des Abbassides (750-1258), un emblème de l’âge d’or de l’islam pour les salafistes-djihadistes.

Autour de cet idéal type s’est développée une mécanique de propagande écrite et audiovisuelle perfectionnée, qui permet à l’EI et à ses combattants de rallier le plus grand nombre, de parfaire leur identité et de consolider l’unité entre moudjahidin et l’allégeance de tous au calife, dont les discours sont retransmis sur les ondes de la radio Al-Bayan, à Mossoul.

Au-delà du Moyen-Orient à l’échelle régionale, l’identité de l’EI se veut globale, d’où la diffusion de ses communiqués, magazines et vidéos hollywoodiennes dans plusieurs langues, outre l’arabe. L’EI entend choquer ses adversaires comme fasciner les candidats au djihad.

Ce contenu est encore trop facilement accessible sur la Toile, ce qui va rendre difficile la bataille virtuelle contre les djihadistes. Or celle-ci compte tout autant que la stratégie de contre-offensive militaire sur le terrain.

JOL Press : Riche de ses pillages, l’EI dispose de nombreuses ressources. Lève-t-il des impôts ?

 

Myriam Benraad : Depuis l’annonce de l’EI, les djihadistes ont compris que leur crédibilité dépendrait du parachèvement de leur projet, qui passe par le recrutement d’hommes, la conquête de territoires et l’acquisition de ressources. Ils ont donc développé une véritable économie de guerre, à travers laquelle la rente et son contrôle sont deux aspects fondamentaux de leur approche.

Depuis la période d’occupation américaine (2003-2011), l’EI a fait main basse sur la contrebande et un certain nombre de puits de pétrole en Irak et en Syrie, à l’origine de vifs conflits avec les autres insurgés. Le contrôle du nord de l’Irak, deuxième région la plus riche en hydrocarbures autour des villes de Kirkouk et Mossoul, était d’une nécessité quasi existentielle pour le groupe qui s’est d’ailleurs replié sur sa base irakienne à la suite des combats fratricides l’ayant opposé, dans le nord-est de la Syrie, aux factions djihadistes dites modérées.

Ses combattants visent aussi bien les puits de pétrole que les infrastructures et installations, une stratégie mise en exergue par l’assaut lancé sur les raffineries. Chaque puits contrôlé assure des millions de dollars par jour, sans grande difficulté de revente sur les marchés régionaux.

À l’exploitation du pétrole s’ajoute un éventail d’autres activités illicites et de donations privées, en provenance du Golfe notamment, qui font de l’EI un mouvement aujourd’hui autosuffisant.

La première est le pillage des régions et notamment des banques comme celle de Mossoul où se trouvaient en juin une quantité considérable d’or et un butin de 466 millions de dollars. Pareille fortune renforce la capacité des djihadistes et facilite l’achat d’armes lourdes ; elle permet de soudoyer les autorités provinciales, les tribus, et de recruter encore plus de combattants – l’EI a la réputation d’être le groupe qui paie le mieux ses membres…

Vient ensuite le prélèvement de l’impôt sur tous les habitants, les commerces, les entreprises, ainsi que les non-musulmans : il s’agit de la jizya, mensuelle et qui représente environ 250 dollars par tête, montant humiliant car excessivement élevé. L’EI a mis en place une véritable fiscalité, en plus de ses extorsions diverses.

JOL Press : Y a-t-il à déplorer de la corruption ?

 

Myriam Benraad : C’est un aspect clé car on sait que l’EI a tout d’abord tenté de s’attirer la sympathie, puis l’appui des populations en abolissant les mesures impopulaires du gouvernement d’Al-Maliki [premier ministre irakien chiite, de 2006 à septembre 2014, ndlr] et des conseils de province, et en prétendant « moraliser » un quotidien marqué depuis des années par la précarité de la vie et une corruption (fasad en arabe) devenue endémique depuis 2003.

Les djihadistes s’en sont pris à ceux qu’ils jugeaient coupables de ce fléau, pris dans sa double dimension morale et matérielle, plus particulièrement au sein de l’armée – des centaines de soldats et d’officiers ont été sommairement exécutés – et dans les administrations qu’ils ont purgées.

Ce discours de lutte contre la corruption les a rendus populaires parmi des populations qui opposent désormais le respectable EI aux « voyous » du gouvernement de Bagdad. Or cette corruption est paradoxalement au cœur même de l’optique des djihadistes qui ont établi un système de racket à large échelle et qui leur permet de financer une part conséquente de leur effort de guerre.

JOL Press : Sait-on comment la population perçoit ses nouveaux « gestionnaires » ?

 

Myriam Benraad : L’EI prétend être venu restaurer un sens de l’ordre et de la morale, mais cette stratégie lui a valu par le passé l’opprobre populaire. Ainsi, en 2006, lorsque fraîchement créé, il avait voulu asseoir son autorité par la terreur dans les provinces sunnites irakiennes, le mouvement tribal du réveil (sahwa en arabe) lui avait opposé une vive résistance aux cotés de l’armée américaine.

Le ralliement d’une partie des sunnites à son entreprise, en particulier celui des habitants de Mossoul, a résulté, courant 2014, de la promesse faite par ses membres d’allier à la lutte armée une action sociale et politique crédible. On sait, par exemple, que des check-points établis par l’armée irakienne ont été mis à bas dans la ville et d’autres endroits de la province de Ninive.

Mais ceux des sunnites qui pensaient que l’EI se contenterait de la défaite du pouvoir ont été choqués par la stratégie finale du groupe, à coups de drapeaux noirs plantés ici et là, et d’actions barbares.

Si la résistance parmi les sunnites commence à s’organiser, elle n’en est encore qu’à ses balbutiements. Or ce sont ces mêmes sunnites qui pourront, sur la longue durée, défaire l’EI au triple plan militaire, politique et idéologique.

 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

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Myriam Benraad est chercheuse au Centre d’études et de recherches internationales (CERI-Sciences Po) et à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM-CNRS).

Elle est consultante sur l’Irak auprès de plusieurs agences internationales et du secteur privé, et l’auteur d’un ouvrage à paraître début 2015 : Irak, la revanche de l’histoire. De l’occupation étrangère à l’État islamique (Paris, Vendémiaire).

 
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