Site icon La Revue Internationale

Kurdes d’Irak/Syrie: entre solidarité identitaire et rivalité de leadership

[image:1,l]

 

Face à l’Etat islamique (EI), les combattants kurdes sont en première ligne en Irak et en Syrie – territoires au coeur du « califat » proclamé par le groupe d’Abou Bakr al-Baghdadi en juin dernier.

Depuis qu’ils ont érigé leur drapeau – noir – dans l’est de la ville syrienne kurde de Kobané, le 6 octobre, les djihadistes poursuivent leur chemin, inexorablement semble-t-il – et en dépit des raids aériens menés par la coalition occidentalo-arabe -, vers la périphérie nord, à un kilomètre à peine de la frontière turque.

Pourtant, la Turquie, et alors même que cette dernière se trouve désormais elle-même menacée par l’EI, quasi à ses portes, interloque la communauté intenationale en tergiversant pour prêter secours à la ville assiégée.

C’est que, comme l’expliquait déjà le 6 octobre à JOL Press Bayram Balci : « La vraie crainte d’Ankara, c’est de voir se former une entité autonome, voire indépendante, kurde en Syrie. Une évolution qui aurait des conséquences sur les Kurdes de Turquie, qui demanderaient aussi une large autonomie, puis, à moyen terme, une indépendance ou un rattachement à un grand Kurdistan. »

De fait, les Kurdes, à travers la lutte sans merci qu’ils livrent contre les djihadistes en Irak et en Syrie, sont en passe de gagner en influence et en légitimité. Pourraient-ils en profiter pour accéder à l’indépendance ? Ankara a-t-il raison de craindre l’émergence d’un Grand Kurdistan ?

Pour s’unir, il leur faudrait cependant surmonter l’obstacle que représentent à la fois leur écartèlement géographique (les 35 millions de Kurdes – on ne dispose que d’un chiffre approximatif – se situent à l’est de la Turquie, au nord-ouest de l’Iran, au nord de l’Irak et à l’est de la Syrie) et leurs disparités politico-culturelles. Surtout, il leur faudrait résoudre l’épineuse question du leadership. 

Plus solidaires que jamais, mais déjà concurrents… zoom sur les relations entre Kurdes d’Irak, de Syrie et de Turquie avec Bayram Balci.

 

JOL Press : D’un côté le Kurdistan irakien, paternaliste et clanique, qui revendique une autonomie pétrolière ; de l’autre, le Kurdistan syrien, laïque autoritaire et socialiste, qui réclame l’indépendance de facto. Qui sont les uns et les autres ? Qu’ont-ils en commun ? Que partagent-ils ? Ont-ils des origines communes ?
 

Bayram Balci : Les Kurdes d’Irak ont, de fait, une autonomie qui a toutes les caractéristiques d’une indépendance ; il n’est pas du tout exclu que, dans un avenir proche, cette indépendance acquière un statut plein et officiel sur le plan international.

La situation est bien différente pour les Kurdes de Syrie, dont l’autonomie, de facto mais pas encore de jure, est récente ; elle doit évoluer dans un sens, plus large ou plus étroit, en fonction de ce que va devenir la Syrie. En l’état actuel des choses, on ne sait ce que va devenir la Syrie, mais il semblerait que le but des Kurdes syriens soit d’avoir le maximum d’autonomie pour que, le jour où il faudra décider de l’avenir de la Syrie, ils puissent imposer leur vision du pays selon leurs propres intérêts.

Difficile de dire si l’on peut parler d’une indépendance proche pour les Kurdes de Syrie, mais une chose est certaine : si une nouvelle Syrie voit le jour, les Kurdes auront une autonomie qui sera sans doute assez large, au grand dam de la Turquie, et peut être aussi des nationalistes arabes syriens, qui ne verront jamais d’un bon œil le démantèlement de la Syrie.

Pour ce qui est de le leur proximité et leurs points en commun, les Kurdes de Syrie et d’Irak, et aussi ceux de Turquie, sont à la fois proches et différents. Il y a des différences de dialectes au sein des Kurdes d’un même pays, mais en même temps il y des forts ressemblances entres kurdes de Turquie, Surie et Irak.

Surtout, malgré leurs différences culturelles et dialectales, les Kurdes des trois pays sont unis par le sentiment d’appartenir à une même identité, à un même destin, la kurdité.

JOL Press : Quels son historiquement les rapports entre les Kurdes d’Irak et ceux de Syrie ?
 

Bayram Balci : Il y une certaine proximité culturelle, linguistique et ethnique, mais un processus de différenciation s’est développé à partir de la fin de la Première Guerre mondiale, quand les frontières, dans le cadres des accords Sykes Picot, ont fait que les Kurdes se sont retrouvés séparés par des frontières nouvellement fixées.

Toutefois, l’urbanisation dans chaque pays, les moyens modernes de communication ont permis l’éveil d’une certaine conscience nationale kurde transfrontalière, qui embarrasse d’ailleurs les pays de la région, qui voient se renforcer « la question kurde », en Syrie, en Irak et en Turquie.

En d’autres termes, malgré les différences dialectales, renforcées par le fait d’avoir vécu dans des pays différents, sur le long terme, le développement des moyens modernes de communication sont en train de rapprocher, voire fusionner dans une certaine mesure, les différentes identités kurdes à l’échelle régionale.

[image:2,l]
 

JOL Press : Quels impacts la lutte contre l’EI a-t-elle/aura-t-elle sur les Kurdes syriens et irakiens ?
 

Bayram Balci : Cette bataille en cours, à Kobané notamment, qui est en passe d’échapper à la mainmise de l’EI, va considérablement accroître le prestige des Kurdes de Syrie. Ce qui va déplaire notamment bien sûr à la Turquie, qui ne voit pas du tout d’un bon œil la naissance d’une nouvelle entité kurde à sa frontière.

Cela dit, les Kurdes d’Irak vont également être irrités par la victoire des Kurdes de Syrie face à l’EI (car il semble que Kobané résiste bien et qu’elle pourra échapper au contrôle de l’EI). En effet, malgré le même sentiment de kurdité chez les Kurdes de Syrie et d’Irak, il y a une certaine course au leadership au sein des Kurdes des trois pays.

Ainsi, s’ils sortent victorieux de Kobané, ce qui semble être le cas grâce à l’aide de l’aviation de la coalition internationale, le prestige des Kurdes de Syie va accroître, ce qui donnera plus de prestige à leurs leaders, notamment le PYD.

Or, le PYD n’étant qu’ne incarnation locale du PKK, c’est en quelque sorte le leadership de Kurdes de Turquie, du PKK et de son chef emprisonné Ocalan qui sera renforcé, au plus grand dam d’Ankara, qui n’a pas pu – ou voulu – intervenir à Kobané pour desserrer l’étau de l’Etat Islamique.

JOL Press : Kurdes d’Irak et de Syrie souhaitent-ils toujours la création d’un grand Kurdistan unifié ?
 

Bayram Balci : Par réalisme, les Kurdes de Syrie et d’Irak n’envisagent pas à l’heure actuelle un tel Etat kurde unifié. En revanche, il est certain que chaque entité va chercher à accroître au maximum son degré d’autonomie, qui, à long terme pourrait peut-être permettre l’avènement d’un Kurdistan unifié.

S’il est un peu prématuré de parler d’un grand Kurdistan unifié, il tout à fait pertinent en revanche de parler d’une très forte autonomie kurde dans chaque pays où il y a un peuplement kurde : en Irak bien sûr, mais aussi en Syrie de facto, et sans doute en Turquie dans les années, voire les mois à venir. 

Par ailleurs, il est certain que nous assistons à émergence d’un fort sentiment national transfrontalier chez les Kurdes, qui seront sans doute les grand gagnants des bouleversements en cours au Moyen-Orient.

 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

—-

Bayram Balci est spécialiste de la Turquie, chercheur au CERI-Sciences Po. 

 

Quitter la version mobile