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La Turquie ne cible «ni l’EI ni les Kurdes, mais Bachar al-Assad»

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Le 21 septembre 2014, la Turquie ouvre ses frontières aux réfugiés syriens fuyant la ville kurde de Kobané, menacée par les djihadistes de l’Etat islamique. (Crédit : Shutterstock)

 

L’armée turque est désormais autorisée à mener des opérations contre les djihadistes de l’Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie. Jeudi 2 octobre, à une très large majorité, le Parlement du pays a en effet approuvé un projet de résolution du gouvernement islamo-conservateur allant en ce sens.

Longtemps réticente, pourquoi la Turquie accepte-t-elle aujourd’hui de s’engager militairement aux côtés de la coalition internationale conduite par les Etats-Unis ?

Jusqu’ici, les autorités d’Ankara arguaient qu’une telle participation de leurs forces armées mettrait en danger les 46 Turcs retenus en otages par l’EI en Irak. Leur libération, le 20 septembre, a donc changé la donne.

Par ailleurs, la progression de l’EI alimente un flot ininterrompu de réfugiés vers la Turquie, qui doit construire dans l’urgence des camps pour les accueillir. Déjà, le pays a ouvert sa frontière à plus d’1,5 million de réfugiés syriens qui ont fui les combats entre les troupes du régime de Bachar al-Assad et la rébellion. Assaillie, la Turquie, à plusieurs reprises, a dû fermer temporaitement sa frontière.

Enfin et surtout, Ankara ne peut plus occulter cette réalité : l’avancée des djihadistes menace désormais la sécurité même de l’Etat turc. La Turquie dispose en effet de près de 1250 kilomètres de frontière commune avec l’Irak et la Syrie. Or, ce jeudi 2 octobre, les combattants de l’EI n’étaient plus qu’à quelques kilomètres de la ville kurde de Kobané, située à la frontière turco-syrienne…

L’ampleur du déséquilibre que provoque la soif d’expansion de l’EI, l’imminence de la menace que celui-ci fait désormais peser – ajoutées à la pression des alliés -, ont de toute évidence conduit Ankara à réviser sa position.

Une position qui semble toutefois contradictoire. Car la raison, non-officielle mais principale aux dires des experts, pour laquelle Ankara refusait jusqu’à maintenant de s’engager militairement aux côtés de la coalition internationale était que cette dernière arme les combattants kurdes en lutte sur le terrain contre l’EI, notamment, parmi eux, le Parti de l’union démocratique, projection syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ceux-là mêmes qu’Ankara combat sur son propre sol depuis plus de trente ans…

Aussi, illustrant l’adage selon lequel « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », la Turquie, aurait, selon nombre de spécialistes, appuyé ces derniers mois d’une façon ou d’une autre les djihadistes dans leur effort de conquête.

Les Turcs s’engagent-ils aux côtés de la coalition internationale avec les mêmes objectifs en tête que leurs partenaires ?

L’éclairage de Bayram Balci, spécialiste de la Turquie, chercheur au CERI-Sciences Po. 

 

JOL Press : Peut-on dire dire que la Turquie a favorisé l’essor de l’Etat islamique ?

 

Bayram Balci : Oui et non. Ce serait une totale injustice que d’attribuer à la seule Turquie l’émergence de l’Etat islamique.

Avant d’être l’organisation « Etat islamique », cette structure terroriste a été une mouvance islamiste de résistance contre les forces américaines qui ont, d’une manière naïve et criminelle, envahi l’Irak, soit disant pour débarrasser la région des armes chimiques de Saddam Hussein, et pour apporter la démocratie dans toute la région. Au départ elle s’appelait « Etat Islamique en Irak », puis s’est transformée en « Etat Islamique en Irak et en Syrie » – ISIS en anglais, et Daesh en arabe.

La part de la Turquie dans l’émergence de cette organisation ne peut être niée toutefois, mais elle vient d’une certaine ineptie dans laquelle la Turquie est tombée du fait de son enlisement dans le conflit syrien. Il faut se souvenir que la Turquie, au départ, en mars 2011, quand la révolte a éclaté contre Bachar al-Assad, a fait de son mieux durant plus de six mois pour trouver une issue pacifique au conflit syrien, en jouant les modérateurs entre Bachar et la rue syrienne.

Cela n’a rien donné, et la Turquie, comme ses alliés occidentaux, ont adopté comme position commune le départ de Bachar du pouvoir et ont travaillé dans ce sens-là, notamment dans le cadre des conférences dites des « amis de la Syrie ». 

Cela n’a pas suffi à destituer Bachar, qui s’est même trouvé renforcé par l’appui de la Chine, de la Russie et de l’Iran.

La Turquie a alors apporté son aide aux opposants modérés, à l’armé libre syrienne, et elle a accueilli plus d’un million de réfugiés syriens. Par la même occasion, elle a cherché à propulser les Frères Musulmans – organisation islamiste ultra-modérée comparée aux sanguinaires de l’Etat islamique – à la tête de l’opposition syrienne, dans une perspective de chute de Bachar al-Assad. Cette option n’a pas suffi non plus.

En représailles aux initiatives turques et occidentales de le destituer, Bachar a retiré ses troupes des zones kurdes dans le nord de la Syrie, faisant naitre, de facto, une région autonome kurde ; qui plus est contrôlée par une formation kurde liée aux PKK – une organisation kurde que la Turquie combat depuis des années.

Face à l’aggravation de la question kurde pour la Turquie, l’arrivée massive de réfugiés syriens chaque jour plus coûteux pour l’économie turque, et face à l’effacement de l’opposition modérée en Syrie au détriment de l’opposition islamiste plus radicale, la Turquie a pensé qu’un soutien aux islamistes qui combattent mieux le régime de Bachar allait être une solution pour accélérer la chute de ce dernier.

En cela, le calcul de la Turquie a été de faire preuve de laxisme à la frontière, en laissant passer les candidats au djihad, dans l’espoir que cela provoquerait la chute rapide de Bachar.

Or les choses se sont passées autrement. Les djihadistes sont devenus plus incontrôlables, et ont fini par se retourner contre la Turquie, dont ils ont pris 46 citoyens en otage [libérés le 20 septembre dernier, ndlr]. Ces otages ont été une leçon pour la Turquie, désormais obligée d’être défiante vis-à-vis de l’Etat islamique.

La Turquie est toujours, dans une certaine mesure, otage de cette organisation – laquelle est en mesure de commettre des attentats en Turquie.

JOL Press : Est-il vrai qu’Ankara s’approvisionne illégalement en pétrole auprès de l’EI, permettant aux djihadistes de générer de substantiels revenus ?

 

Bayram Balci Non, la Turquie ne le fait pas. Cela dit, le fait que la frontière soit longue et poreuse, donc difficile à contrôler, et que l’essence soit très chère en Turquie (plus qu’en Europe ) alimentent un juteux trafic qui bénéficie à l’Etat islamique.

Sur cette question, la Turquie ne fait pas preuve de laxisme. Mais il faut bien savoir que la longue frontière turque, après avoir été volontairement peu surveillée, pour mieux lutter contre Bachar al-Assad, devient plus facile à franchir. 

En d’autres termes, il y avait un important trafic, mais il y en a de moins en moins. La Turquie n’a pas d’implication officielle dans ce trafic qu’elle essaie de combattre, surtout depuis qu’elle a décidé de soutenir la coalition internationale. 

JOL Press : La Turquie s’engage-t-elle militairement aux côtés de la coalition pour frapper l’EI… ou les rebelles kurdes ?

 

Bayram Balci La priorité de la Turquie n’est en réalité ni l’EI ni les Kurdes, mais le régime de Bachar, qu’Ankara, à juste titre, juge responsable de tous les maux dans la région depuis plus de trois ans. 

Si usage de la force il y a, ce sera contre ce qui menace le plus la Turquie. Or, à l’heure actuelle, aussi paradoxale et choquant que cela puisse paraître aux Occidentaux, la première menace pour la Turquie ne vient pas de l’Etat islamique. Mais du régime syrien.

Le danger immédiat pour les Turcs ne vient pas de l’EI qui, dans ses déclarations, s’en prend davantage aux Occidentaux et aux minorités qu’à Ankara. Certes, en cas de conflit impliquant la Turquie, c’est-à-dire en cas de participation de celle-ci à une action armée avec la coalition, la Turquie risquerait d’avoir des attaques contre son terrtioire.

Reste que, dans l’immédiat, la vraie crainte d’Ankara, c’est de voir se former une entité autonome, voire indépendante, kurde en Syrie. Une évolution qui aurait des conséquences sur les Kurdes de Turquie, qui demanderaient aussi une large autonomie, puis, à moyen terme, une indépendance ou un rattachement à un grand Kurdistan.

Les agissements d’Assad, voilà donc ce qui préoccupent les Turcs. Puisque de cela dépendra l’issue de la question kurde en Syrie, et en Turquie.

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

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Bayram Balci est spécialiste de la Turquie, chercheur au CERI-Sciences Po. 

 
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