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Quand les rivaux Iran/Arabie Saoudite luttent contre le même ennemi: l’EI

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En Iran, cela fait des mois que les groupes politiques les plus modérés considèrent qu’il faut diminuer le niveau de tensions avec l’Arabie Saoudite en normalisant les relations. (Crédit : Shutterstock)

 

Mercredi 15 octobre, l’Arabie saoudite a condamné à mort pour « sédition » le cheikh Nimr Baqer Al-Nimr, figure de proue du mouvement de contestation chiite, qui a ébranlé le royaume en 2011 et 2012.

Cette nouvelle risque d’envenimer un peu plus les relations entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, les deux puissances régionales qui se disputent aujourd’hui le leadership au Moyen-Orient.

D’un côté, Ryad. Monarchie qui se voit comme le pivot du monde sunnite en raison de la présence des lieux saints les plus sacrés de l’islam sur son territoire. Alliée majeur de Washington, l’Arabie saoudite voit d’un très mauvais oeil le dégel amorcé – certes timide, mais néanmoins réel – entre les Etats-Unis et l’Iran.

De l’autre, donc, Téhéran. République islamique qui s’est érigée en fer de lance de l’islam chiite. Mis au ban de la communauté internationale depuis sa révolution en 1979, l’Iran peut compter sur le soutien de Moscou.

Bien plus qu’une « simple » lutte d’influence, c’est une guerre sans merci que mènent l’un contre l’autre les deux rivaux. Une guerre par procuration, par alliés interposés.

Ainsi au Yémen, où l’Iran est accusé par l’Arabie saoudite de soutenir les rebelles chiites qui, le 21 septembre dernier, ont pris le contrôle de la capitale yeménite Sanaa.

Ainsi à Bahrein, où Ryad a envoyé ses troupes et ses blindés en mars 2011 pour apporter de l’aide à la famille régnante du petit royaume en butte à une révolte chiite, et qui s’emploie, depuis, à étouffer toute reprise du mouvement contestataire.

Ainsi au Liban, où Téhéran soutient le Hezbollah libanais contre la famille Hariri appuyée par Ryad, expliquant l’impasse politique dans laquelle se trouve, sans président depuis la fin du mandat de Michel Sleiman, en mai dernier.

Ainsi en Irak, où, depuis la chute de Saddam Hussein en 2003, le pouvoir est détenu par les chiites, lesquels sont devenus proches de Téhéran, mais que Ryad, en revanche, cherche à déstabiliser en armant et financant les djihadistes sunnites.

Pourtant, il existe un terrain sur lequel, depuis peu, les deux grandes puissances régionales se battent contre un ennemi commun : en Syrie, contre l’Etat islamique (EI).

Même s’ils affrontent le groupe fondamentaliste d’Abou Bakr al-Baghdadi pour des raisons différentes (l’Iran pour soutenir le pouvoir du régime alaouite de Bachar al-Assad ; l’Arabie pour se prémunir d’une montée en puissance des radicaux islamistes qui pourraient finir par se retourner contre elle), Ryad et Téhéran se retrouvent là alliés de circonstance. Qu’est-ce que cela peut changer dans le cours de la « guerre froide » moyen-orientale ?

L’éclairage de Thierry Coville.

 

JOL Press : Le bras de fer entre l’Iran et l’Arabie Saoudite ne repose-t-il pas en réalité moins sur des enjeux confessionnels (chiisme/sunnisme) que politiques (république/monarchie) et stratégiques ?

 

Thierry Coville : Tout à fait, il s’agit avant tout d’une rivalité entre deux puissances régionales pour le leadership au Moyen-Orient.

Parallèlement, je pense qu’il y a également une rivalité économique puisque ces deux pays sont des puissances pétrolières membres de l’OPEP et tentent tous les deux de diversifier leur économie.

C’est une erreur d’analyse d’évoquer à propos de cette rivalité une guerre sunnite-chiite comme cela est fait trop souvent.

Les alliances régionales de l’Iran sont d’abord liées à des considérations stratégiques. Ainsi, depuis la chute de Saddam Hussein en Irak, il était fondamental qu’il y ait un gouvernement chiite en Irak. En effet, l’Irak « sunnite » de Saddam Hussein était considéré comme la principale menace stratégique pour la République islamique d’Iran du fait de la guerre Iran-Irak (1980-1988).

De même, le soutien iranien à Bachar al-Assad est davantage lié au fait que l’alliance avec la Syrie permet de mieux aider le Hezbollah au Liban qu’au fait qu’une minorité proche des chiites, les allouites, dirige la Syrie.

De même, pour Arabie Saoudite, il s’agit surtout de limiter le développement de l’influence iranienne dans la région depuis la chute de Saddam Hussein en 2003 [qui a notamment vu l’arrivée au pouvoir des chiites en Irak, ndlr].

Le facteur religieux existe mais il est « instrumentalisé » par l’Iran et l’Arabie Saoudite pour atteindre des objectifs de géopolitique. Dans certains cas, il sera utile de jouer la carte religieuse, dans d’autres cas, non. Par contre, on ne peut nier, qu’à certains moments, l’instrumentalisation sans discernement de la carte religieuse (comme le soutien de l’Arabie Saoudite à des groupes comme Daesh [appelation de l’Etat islamique (EI) en arabe, ndlr]) peut conduire à des affrontements entre les communautés religieuses…

JOL Press : Dans quelle mesure la « guerre froide » qui oppose Téhéran à Ryad a-t-elle créé les conditions d’essor de l’Etat islamique (EI) ?

 

Thierry Coville : Il semblerait que le soutien à des groupes comme Daesh ait été vu par les dirigeants d’Arabie Saoudite comme un moyen d’affaiblir l’influence iranienne dans la région en faisant « tomber » deux alliés importants de l’Iran : la Syrie de Bachar al-Assad et l’Irak dirigé par un gouvernement chiite depuis 2005.

D’après ce que l’on sait, Daesh est né en Irak dans un environnement marqué par la lutte des sunnites contre l’occupation américaine et la domination chiite. Par la suite, le soutien financier et logistique de l’Arabie Saoudite et du Qatar à ce groupe, quand il a commencé à combattre en Syrie lors du début de la guerre civile en 2011, a sans doute été déterminant. Cela fait des mois que la presse iranienne considère que Ryad joue avec le feu en soutenant ces groupes qui, pour les Iraniens, sont incontrôlables et dangereux …

JOL Press : En Irak et en Syrie, Iran et Arabie se retrouvent de facto à combattre le même ennemi : l’EI. Cette convergence de vues circonstancielle peut-elle favoriser un rapprochement entre Téhéran et Ryad ?

 

Thierry Coville : Il est possible que la prise en compte de la dangerosité du soutien à Daesh fasse prendre conscience à l’Arabie Saoudite qu’il faut changer de stratégie vis-à-vis de Téhéran, mais la méfiance vis à vis de l’influence grandissante de l’Iran demeure.

Du côté iranien, cela fait des mois que les groupes politiques les plus modérés considèrent qu’il faut diminuer le niveau de tensions avec l’Arabie Saoudite en normalisant les relations.

JOL Press : Comment une victoire contre l’EI passe-t-elle nécessairement par une alliance Ryad/Téhéran ?

 

Thierry Coville : Une amélioration des relations entre ces deux pays irait dans le sens d’une réduction des tensions dans la région. Des groupes comme Daesh auraient alors plus de mal à trouver des financements.

Une réduction des tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran pourrait également limiter la radicalisation de la communauté sunnite en Irak, ce qui limiterait les soutiens que Daesh trouve sur le terrain.

JOL Press : Quel rôle tiennent les puissances satellites dans cette guerre par procuration ? Peuvent-elles influer sur son issue ?

 

Thierry Coville : Il faut absolument que les puissances occidentales comprennent qu’il faut arrêter de soutenir un camp contre un autre ou bien faire semblant de ne rien voir ou décrire cet affrontement comme une lutte inéductable entre chiites et sunnites.

On a notamment l’impression que du côté français, l’alliance stratégique et commerciale avec l’Arabie Saoudite primait sur tout le reste et qu’il était bien pratique de sous-estimer les conséquences d’un tel affrontement (et de ne pas voir à quel point le soutien saoudien à Daesh était dangereux …).

Des pays comme la France ont un rôle historique de médiateur à jouer dans la région. La France et les Etats-Unis devraient faire tout ce qu’ils peuvent pour favoriser une normalisation ou une réduction des tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Iran.

JOL Press : De cette « guerre froide », ne pourra-t-il sortir qu’un seul vainqueur ? Lequel semble se dessiner ? Dans quelle mesure le Moyen-Orient battrait-il à un rythme différent selon lequel des deux rivaux prendrait le leadership de la région ?

 

Thierry Coville : Je pense que l’Iran, du fait de la spectaculaire modernisation de sa société depuis trente ans, dispose d’un atout qui pourrait se révéler décisif dans cet affrontement. Cette modernisation de la société iranienne a permis à une nouvelle génération d’entrepreneurs d’émerger en Iran et ces derniers pourraient contribuer rapidement à une modernisation de l’économie iranienne.

Par ailleurs, cette modernisation de la société iranienne, basée notamment sur une éducation des femmes (il y a 60 % de filles dans les universités iraniennes) rend le modèle iranien plus attractif dans la région.

Il faut néanmoins noter que, dans les deux pays il y a des tensions entre un modèle socio-politique permettant la redistribution de la rente pétrolière et un modèle plus ouvert où c’est la compétence individuelle qui prime.

C’est le résultat de cette lutte interne aux deux pays qui changera la région.

 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

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Thierry Coville est chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste de l’Iran. Il est professeur à Novancia où il enseigne la macroéconomie, l’économie internationale et le risque-pays.

Docteur en sciences économiques, il effectue depuis près de 20 ans des recherches sur l’Iran contemporain et a publié de nombreux articles et ouvrages sur ce sujet. Il travaille également sur la problématique des économies pétrolières.

 

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