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Le double jeu politique turc derrière les frappes contre l’EI

Après plusieurs mois de pressions américaines, les menaces posées par le débordement du conflit syrien ont décidé la Turquie à finalement prendre les armes, et à assumer une participation plus active au sein de la coalition internationale de lutte contre l’Etat Islamique (EI – Deash). A peine une journée après avoir procédé au bombardement des positions de Daesh le long de la frontière turco-syrienne, le régime islamo-conservateur turc a retourné ses armes contre les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Dans le même temps, à Istanbul et dans plusieurs villes de province, la police a continué les arrestations de militants kurdes soupçonnés d’appartenir au PKK, de membres de la gauche radicale (DHKP-C). Selon le dernier bilan, 297 personnes ont été interpellées dont 37 ressortissants étrangers.

Les opérations menées par Ankara à l’encontre de l’Etat islamique sont les bienvenues parmi les membres de la coalition internationale et par l’OTAN. « Tous les alliés ont assuré la Turquie de leur solidarité et de leur ferme soutien », a déclaré Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’organisation. Cependant, la double offensive turque contre le groupe Etat Islamique et les forces kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est toujours critiquée par un certains nombre de pays alliés. Le communiqué, publié à l’issue de la réunion des ambassadeurs des 28 pays, a reconnu que la Turquie a « le droit de se défendre » contre les attaques « terroristes », même si la plupart d’entre eux encouragent la poursuite du processus de paix entamé avec le PKK. « La défense contre les actes terroristes du PKK est justifiée mais la réconciliation doit continuer », a timidement souligné Marjanne de Kwaasteniet, ambassadrice des Pays-Bas auprès de l’OTAN.

La manœuvre politique, si évidente soit-elle, est habile. Dans un premier temps, sous prétexte de l’attentat de Suruç – 32 personnes trouvaient la mort dans un attentat kamikaze attribué à l’organisation Etat islamique lors d’un rassemblement de jeunes socialistes mobilisés à Suruç pour contribuer à leur manière à la reconstruction de la ville de Kobané – le gouvernement d’Ankara se rapproche de Washington en annonçant des raids sur les bases de l’EI. Ces attaques ont été saluées comme un tournant important dans la guerre qui dure depuis quatre ans. Trop heureux de bénéficier du soutien de la Turquie, pays, stratégique, les membres de la coalition ferment les yeux sur le répression interne et externe des kurdes faite du même trait.

La Turquie est un élément régional crucial à bien des égards : elle dispose de bases militaires stratégiquement placées, qui faciliteraient largement les frappes de la coalition. De plus, le pays est le principal lieu de passage des djihadistes qui rejoignent l’EI. EN outre, Ankara a ma capacité de déployer directement ses troupes sur le terrain, ce que refusent les Etats-Unis et l’UE, alors que nombreux sont ceux qui estime que sans une présence au sol, Daesh ne pourra être défait. Or, après avoir mis ses bases d’İncirlik et de Diyarbakır à disposition des forces armées américaines, la Turquie a entamé les négociations sur l’éventuelle création d’une « zone tampon » afin d’éliminer toute présence de l’EI dans le nord de la Syrie, et couper ses routes d’approvisionnement.

Dans la ligne de mire du tribun d’Ankara : le Parti démocratique des peuples (HDP) ou la vitrine politique et « extension du PK », selon Erdogan. Aux législatives de juin, cette nouvelle force politique de gauche a surpris le pays en obtenant 80 sièges au Parlement, privant dans le même temps l’AKP de sa majorité absolue et anéantissant les projets de changement constitutionnel du président turc. Mardi, Erdogan a vivement invité le Parlement fraîchement élu à lever l’immunité parlementaire de certains élus du HDP, laissant le champ libre à la justice pour leur faire « payer le prix » de leur soutien aux rebelles kurdes. « Il est impossible pour nous de poursuivre le processus de paix avec ceux qui menacent notre unité nationale », martelait-il cette semaine. Le conflit guerre de longue haleine qui oppose Turquie et les Kurde a fait, depuis 1984, 45.000 morts. Malgré l’amorce, depuis 2012, d’un processus de paix avec le fondateur du PKK, Ocalan – emprisonné à vie – Erdogan avait, avant les dernières élections, joué la reprise de l’escalade avec les Kurdes afin de flatter les pulsions nationalistes turques. Pari perdant.

Plutôt que de changer son fusil d’épaule, il a élaboré ce stratagème, afin de récupérer les pleins pouvoirs qu’il avait en 2002. Comme pour toutes les formations pro-kurdes qui ont précédé le HDP, le noyau dur de l’électorat du parti est acquis au mouvement national kurde, représenté dans son action armée par le PKK. Mais en formant le HDP, Selahattin Demirtas (codirigeant du parti et ancien candidat à la présidentielle) et ses partenaires sont allés au-delà de cette étiquette pro-kurde. Cette ouverture politique a porté ses fruits, propulsant la formation de gauche au Parlement et infligeant une lourde déconvenue électorale en juin dernier, au président Erdogan. En acceptant de croiser le fer avec les rebelles armés du PKK, le leader turc marginaliserait ainsi un peu plus le HDP, partisan de la paix, et pourrait s’octroyer du même coup le vote des électeurs nationalistes de Turquie, et relancer ses rêves de sultanat.

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