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La Turquie : l’amie difficile des occidentaux

La Turquie ne se fait pas que des amies, et elle l’assume. Depuis l’offensive contre les forces kurdes syriennes (les opérations Bouclier de l’Euphrate, de 2016-2017, et Rameau d’olivier en 2018) et la découverte d’échanges commerciaux avec Daesh, la Turquie suit une nouvelle stratégie de la confrontation. Libye, Syrie, Méditerranée orientale, Haut-Karabakh, OTAN, migrants, caricatures de Mahomet… les points d’achoppement ne manquent pas, et la France n’est pas en reste d’amabilités de la part du colérique président Recep Tayyip Erdogan. La semaine dernière, ce dernier estimait que « Macron [était] un problème pour la France » dont il faudrait « s’en débarrasser dès que possible ». Ça n’est un secret pour personne, les deux hommes se détestent.

Si les répliques diplomatiques françaises sont rarement aussi hautes en couleur, les ripostes politiques sont tout aussi cinglantes – en atteste l’instauration d’une journée nationale de commémoration du génocide arménien, ultime pied de nez pour un pays qui nie toujours toute responsabilité, comme le rappelait Dorothée Schmid, responsable du Programme Moyen-Orient et Turquie à l’IFRI. En outre, les récents invectives d’Erdogan cachent un recul bien plus sérieux pour Ankara. « La moitié des imams étrangers officiant en France aujourd’hui sont des imams turcs, formés par l’état turc et payés par la Turquie » rappelait ainsi récemment l’eurodéputé et ancien journaliste, Bernard Guetta. Des Imams « détachés » en passe de devenir de l’histoire ancienne, privant dans le même temps Ankara d’un puissant levier idéologique et politique.

Une réaffirmation de la puissance géopolitique turque

Mais au-delà de ces inimitiés de circonstances, on peut y voir derrière cette enfièvrement le signe d’ambitions hégémoniques turques renforcées. Ankara assume en effet aujourd’hui vouloir remettre en cause certains traités internationaux qu’elle juge défavorables (traité de Lausanne et traité de Sèvres en tête) et de vouloir renforcer son influence sur les anciennes terres ottomanes. « Pour le président Erdoğan, [l’ONU] n’a pas évolué depuis la Conférence de Yalta en 1945 et n’est donc, aujourd’hui, plus en phase avec les réalités du monde actuel » explique Patrice Moyeuvre, professeur associé à l’IRIS. Cet éloignement de la ligne stratégique occidentale est en grande partie dû à la fin de non-recevoir assez humiliante qui a mis un terme au processus d’adhésion de la Turquie à l’UE.

Soucieuse d’incarner à nouveau une puissance régionale, sinon mondiale, la Turquie se présente comme le premier pays défenseur de l’Islam dans le monde – une place à prendre depuis le déclin saoudien, officialisé par le scandale Jamal Khashoggi, privant le pays de ce qui lui restait d’autorité morale, et du fiasco qu’a été la guerre au Yémen, le privant de sa superbe militaire. A contrario, Ankara est parvenue à tirer les bénéfices économiques de ses opérations militaires, par exemple en armant le régime libyen. Plus largement, la démonstration de force de ses drones Bayraktar en Syrie, en Irak et en Libye, avant d’être gracieusement mis à disposition de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh, a ouvert la voie à des ventes au Qatar et au Pakistan et en Ukraine.

En revanche, force est de constater que les fruits politiques de ces actions n’ont guère été au rendez-vous. Malgré son soutien décisif, Ankara est toujours absente des négociations sur l’avenir de la Libye, et la résolution au Haut Karabach est pilotée par la Russie, qui reste la puissance dominante dans le Caucase. En outre, ses prises de position lui ont non seulement couté d’anciens alliés (principalement otaniens) mais ses prises de position musclées inquiètent également ses voisins. « La méfiance de certains pays, jadis terre ottomane, face à un agenda politique turc qu’ils perçoivent alors comme expansionniste, peut être amplifiée par les fréquentes remises en cause par Ankara du fonctionnement actuel des Nations unies », analyse ainsi Patrice Moyeuvre.

Derrière la colère, un certain pragmatisme

Pour autant, Erdogan n’a pas décidé de gargariser le nationalisme turc sans raison. Déjà il y a les déboires économiques du pays : « Ankara a préféré opter pour une stratégie de sauvegarde à court terme en ayant massivement recours aux garanties de crédits. Cette politique, si elle a permis une timide reprise des activités, a inévitablement provoqué une chute historique de la livre turque que la Banque centrale n’est toujours pas parvenue à enrayer » note l’Observatoire de la Turquie dans son dernier rapport. Cette politique a provoqué l’épuisement de ses réserves de change et le déficit à la fois de la balance courante et du budget, auxquels il faut ajouter une augmentation sensible du taux de chômage et de la pauvreté.

Pour ne rien arranger, le pays paie désormais le prix d’une gestion discutable de la crise de la COVID-19 et l’usure du pouvoir a contraint Erdogan à s’enfermer dans une alliance avec l’extrême droite. Cette accumulation explique en partie ses interventions agressives sur les dossiers de Chypre, de la basilique Sainte Sophie et plus récemment son soutien à l’Azerbaïdjan. Autant de diversions à l’attention d’une opinion publique déçue, qui n’est visiblement pas dupe du fait qu’Erdogan fait feu de tout bois. De récents sondages ont en effet donné le Président sortant perdant face à son rival pressenti à la présidentielle à venir, Ekrem İmamoğlu – ce dernier est crédité de 8 % d’avance. Et compte tenu de la situation, cet écart risque fort de se creuser encore davantage.

L’amitié dans l’adversité ?

Si Erdogan parvenait jusqu’alors à marquer des points avec sa politique internationale, là-aussi le vent pourrait bien tourner. L’Union européenne s’est dite prête à sanctionner la Turquie lors du prochain sommet européen (10 décembre) après que le président du Conseil européen, Charles Michel, ait dénoncé « des actes unilatéraux et de la rhétorique hostile ». Une mise en garde reprise par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, qui signale un alignement tardif du bloc après des tergiversations, notamment allemandes. Or, les relations commerciales avec l’UE, le premier partenaire commercial turc, étaient vitales pour son économie avant même qu’elle n’entre dans le marasme (42% des échanges commerciaux en 2018 et 41% en 2019).

En outre, l’orage s’annonce également à l’OTAN. Le secrétaire d’Etat américain sortant Mike Pompeo a surpris lors de la dernière réunion de l’alliance en fustigeant Erdogan pour ses « manquements » aux règles de l’Alliance et « sa politique du fait accompli ». Pire encore, la situation ne peut désormais que s’empirer avec l’élection de Joe Biden, dont l’équipe est ouvertement pro-kurde, pro-européenne, et souhaite restaurer un certain équilibre dans l’alliance atlantique malmenée par Trump. Si, là encore, il ne faut pas s’attendre à un divorce total entre Washington et son allié, la perspective d’une autre salve de sanctions devient une nouvelle fois très réelle. Et ce au pire moment pour l’économie turque.

On peut donc s’attendre à ce qu’Ankara soit contrainte de changer son fusil d’épaule devant un camp occidental qui se restructure. Mais elle n’en demeurera pas moins un acteur régional indispensable, et ce avec ou sans Erdogan. Le dialogue avec le voisin turc sera toujours nécessaire, et ce d’autant que ses plaintes en Méditerranée se basent sur des injustices territoriales réelles, qu’il faudra un jour régler en regroupant toutes les parties prenantes autour d’une table. Aussi, alors que la fortune se renverse, il ne serait pas nécessairement avisé de jouer sur le même terrain qu’Erdogan et de chercher à humilier la nation turque. Cela reviendrait à offenser durablement un peuple qui, ne l’oublions pas, demandait encore récemment à faire partie de l’UE.

Le mépris a été la réponse choisie vis-à-vis de la Russie lors de l’effondrement de l’URSS dans les années 90, avec les résultats qu’on connait. Espérons cette fois que l’UE saura tendre la main à un allié dans la tourmente, malgré un dirigeant difficile, dont nous pensons nous aussi qu’ils feraient bien de « se débarrasser dès que possible ». Une affaire de fuseaux horaires.

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