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Basculement de la stratégie russe : vers l’unilatéralisme opportuniste

Vladimir Poutine œuvre à la reconstruction d’un empire russe. Il ne s’agit pas d’expansion territoriale à proprement parler mais d’un renforcement de la « zone d’influence » de Moscou. La Russie ne cherche pas nécessairement à contrôler les pays limitrophes dans leur entièreté – l’occupation soviétique a généralement laissé trop de mauvais souvenirs – mais de les rendre ingouvernables afin d’éviter qu’ils ne passent totalement sous influence occidentale. Moscou se contente ainsi d’annexions ponctuelles de certaines zones russophones d’intérêt stratégique majeur, comme on l’a vu en Crimée. Ces dernières ont donné lieu à des sanctions économiques de la part des occidentaux – dont l’efficacité est à nouveau discutée, notamment par l’économiste Thomas Piketty.

Le Président russe n’en fait pas un secret : la messe était dite dès 2007, dans son discours de Munich lors duquel il annonçait un changement de stratégie. Malgré un accueil glacial de ces déclarations aux Etats-Unis, les occidentaux, habitués à une Russie chancelante, n’ont pas relevé l’importance de ce moment. « Un palier est franchi avec ce discours de Munich, où pour la première fois Vladimir Poutine exprime d’une manière franche et directe son mécontentement avec le comportement occidental », souligne Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du Centre Russie de l’IFRI. Moscou indiquait qu’elle ne se laisserait plus faire et inaugurait une nouvelle doctrine « fondée sur la paranoïa » explique Andrey Gratchev, ex-conseiller et porte-parole de Gorbatchev. Mais avant tout c’est une forme d’opportunisme qui a caractérisé la politique internationale russe de ces dernières quinze années.

Le Président russe a en effet une très bonne connaissance des enjeux stratégiques de son pays, qui lui permet de saisir des situations à la volée quand les lignes se brouillent. On l’a vu avec son soutien inopiné au maréchal Haftar en Libye, profitant des errances stratégiques occidentales, mais aussi dans son intervention tardive dans le Haut Karabagh après démission de ses alliés occidentaux en 2020. « Lorsque la Russie a estimé que la leçon avait été suffisante et que l’armée de l’Azerbaïdjan avait gagné assez de terrain, elle a sifflé la fin de la partie », analyse Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur à l’Institut français de géopolitique. Ce faisant, il a repris le contrôle indirect du Caucase Sud – dernière étape d’une longue série qui a poussé Moscou à une confiance parfois excessive et qui nous a place aujourd’hui à la porte d’un conflit majeur en Ukraine

Le voisinage terrain d’essai de la nouvelle stratégie russe

En 2003, en Géorgie, la révolution des roses a porté Mikheil Saakashvili, au pouvoir – un dirigeant prooccidental. Ce dénouement était vu d’un mauvais œil depuis Moscou, où un resserrement de l’hypothétique « l’étau otanien » était mal vécu. L’alliance ne pouvait en effet plus se présenter comme une simple alliance défensive depuis son intervention militaire lors la guerre d’indépendance du Kossovo en 1999. Cette intervention avait forcé Slobodan Milošević, un allié de Moscou, à stopper net son intervention militaire dans la région. En outre, sa campagne de bombardements aujourd’hui encore controversée n’avait pas obtenu l’approbation du Conseil de sécurité des Nations unies. De quoi inquiéter un jeune agent du KGB qui était sur le point de prendre les manettes en Russie.

Pour Poutine, une ligne rouge a été franchie lorsque le Président Saakashvili a entamé des pourparlers visant à rejoindre l’Otan pour échapper à l’influence un peu trop pesante du Kremlin.  La Russie se serait trouvée directement exposée sur son flanc Sud. Aussi, en 2008, jouant sur les tensions dans la région russophone d’Ossétie du Sud, elle a tendu un piège à la Géorgie, la poussant à intervenir militairement, provoquant des représailles immédiates au prétexte que la majorité des Ossètes du Sud ont un passeport russe. Il s’agissait alors officiellement de « de protéger la population de l’Ossétie du Sud et de contraindre la Géorgie à la paix ». Une excuse parfaite pour envahir le pays. Le résultat de cette guerre éclaire laisse encore un souvenir douloureux dans le pays, brutalement amputé de 20% de son territoire. Un double message était, dans le même temps, adressé à ses voisins qui voudraient rejoindre l’Otan : non seulement nous n’hésiterons pas à utiliser la force, mais vos nouveaux alliés ne vous protègeront pas.

Le scénario se répète en Ukraine en 2013. Une nouvelle ligne rouge est franchie pour le Kremlin, avec la chute de Ianoukovitch portée par la révolution de Maidan, suivie de l’élection d’un gouvernement pro-occidental, favorable à rejoindre l’Otan. « On retombe sur cette même inquiétude qui aujourd’hui est d’autant plus forte que la Russie se sent elle-même à tort ou à raison soumise à une potentielle menace de coup pour remplacer le régime. Ici le profil KGB de Poutine joue à plein : ce sont des choses qui par sa formation préoccupent beaucoup l’actuel Président russe », souligne Isabelle Facon, spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes. Mais cette fois l’enjeu est encore plus important pour Moscou : la région ukrainienne de Crimée comprend en effet le port de Sébastopol, son seul accès à la Méditerranée – et à sa base militaire Tartus en Syrie.

Ce conflit hybride a marqué la première apparition des « petits hommes verts » ces soldats « en permission » et mercenaires russes qui permettent un déploiement tout en niant son engagement. Ils seront par la suite formalisés au sein du groupe Wagner, nouvel élément central de la guerre hybride russe. Une stratégie que Serguey Buntman, Rédacteur en chef de la radio Ekho Moskvy, qualifie non sans ironie de « nouvelle forme d’honnêteté pour la Russie » : Tout le monde sait que le Kremlin est à la manœuvre, ce qui renforce son statut, mais celui-ci peut nier effrontément. Cela évite également les pertes militaires, très mal vécus pas l’opinion publique – une leçon tirée du désastre russe en Afghanistan de 1989, et plus largement de nombreux déploiements américains à travers le monde depuis la guerre du Vietnam.

Le basculement vers une stratégie mondiale

En 2015, réagissant au Printemps arabe et l’enchainement de chutes de dirigeant autoritaires au Maghreb et au Proche-Orient, Moscou étend son champ d’action. Le soulèvement visant à reverser Bachar el-Assad en Syrie l’inquiète. « Si on continue à remonter, la Russie n’est pas loin. A un certain moment Poutine a dit ‘il faut mettre fin à ces changements de régime, sinon les américains vont aller un peu trop loin’ » résume Alexander Orlov, ambassadeur russe à Paris (2008-2017). Aussi, Poutine décide d’intervenir pour soutenir le régime alaouite – une opération qui donne lieu à un glissement subtil, pour tester la résolution de la coalition occidentale, divisée et peu encline à un engagement de terrain. La Syrie ira finalement même jusqu’à utiliser des armes chimiques contre les insurgés. Le Président Obama avait mis en garde contre un tel recours qui donnerait lieu à une intervention militaire. Il n’en fut rien.

Au final, la victoire stratégique russe est totale : les occidentaux n’ont pas tenu parole et cette guerre est une démonstration de force assez inattendue. Si bien qu’elle redonne à la Russie sa stature internationale perdue au début des années 90. Une nouvelle donne résumée par Tatiana Kastoueva-Jean, qui cite un expert stratégique russe : « Depuis qu’on bombarde en Syrie, l’Occident nous reparle ». Pour Alexander Orlov, il s’agit d’un véritable point de bascule pour le pays : « Jamais l’Union Soviétique n’a eu autant d’amis au Proche et Moyen-Orient. La Russie est devenue un élément incontournable de toute négociation, de tout règlement de paix dans cette région du Monde ». Le meilleur exemple de cette évolution est le rapprochement avec la Turquie, pays membre de l’Otan aux intérêts souvent contradictoires avec ceux de la Russie, dans un mariage de raison visant à évincer les occidentaux et leurs encombrants Droits de l’Homme de « leur zone d’influence ».

Dans les années qui ont suivi, l’expansion de la zone d’influence proactive de la Russie s’est poursuivie, en particulier en Afrique, où elle a signé des partenariats de coopération militaire avec 30 pays – souvent monnayés contre des accords d’exploitation minière. Pour les régimes autoritaires, elle constitue un partenaire idéal car peu regardant. Aujourd’hui le pays propose un soutien stratégique et un approvisionnement en armes contre des droits d’exploitation minière, comme en RDC ou en Centrafrique. « Ça n’est pas juste des gens qui viennent piller des ressources naturelles. Derrière il y a une dramaturgie :  l’ours qui vient libérer le peuple centrafricain de l’oppression néocoloniale française » notre Kevin Limonier, maître de conférences en géographie et en études slaves à l’Institut Français de Géopolitique.

Aujourd’hui, le renforcement de la présence russe en Afrique se voit tout particulièrement au travers des campagnes de désinformation visant à exploiter et amplifier la déception à l’égard des occidentaux – en premier lieu la France. On retrouve en effet des poncifs de la propagande russe repris directement par la junte malienne – et dans une moindre mesure au Burkina Faso – tout comme les mouvements populaires qui les ont poussés au pouvoir. Un phénomène très bien décrypté par le chercheur Maxime Audinet dans son étude « Le Lion, l’Ours et les Hyènes – acteurs, pratiques et récits de l’influence informationnelle russe en Afrique subsaharienne francophone ». La désinformation est ainsi devenue un nouvel élément central de la « guerre hybride » russe. Elle vient compléter les cyberattaques, l’exploitation de la réticence occidentale – en particulier européenne – à défendre militairement ses intérêts stratégiques d’une part, ainsi que ses divisions internes d’autre part.

 Face à cette évolution de la stratégie russe, le logiciel occidental apparait comme quelque peu suranné. Pour autant, le fait qu’Européens et Américains soient restés unis dans la crise ukrainienne montre qu’ils sont en train de s’adapter à la nouvelle donne. De plus, sur le temps long les tractations de Moscou ont considérablement réduit son soutien en Ukraine tout comme en Géorgie. Le rapport de force n’est en effet pas facteur de durabilité en matière d’influence. L’Union soviétique en a fait les frais, poussant tous ces pays satellites vers la démocratie dès leur indépendance, puis dans les bras de l’Otan afin de consolider ce statut – jusqu’à l’Ukraine, berceau de la civilisation russe comme aime à le rappeler Poutine pour justifier ses ambitions hégémoniques sur le pays. A trop jouer sur l’intimidation, Poutine risque de voir l’histoire se répéter.

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