Site icon La Revue Internationale

Retour à Sidi Bouzid, un an après l’immolation de Mohamed Bouazizi

[image:1,l]

Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, une ville du centre de la Tunisie, Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et légumes, s’immole par le feu en place publique et embrase le monde arabe. Les régimes de Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, Ali Saleh sont précipités dans les flammes, et l’incendie porte jusqu’à Bahreïn et en Syrie. Afin de sauver leurs trônes, les gazo- et pétromonarchies déboursent alors des centaines de milliards de dollars pour allumer des contre-feux. Cette manne permet de favoriser, dans les lendemains tourmentés des révolutions, la victoire électorale des partis islamistes. Mais le feu social couve toujours sous la cendre politique.

Gilles Kepel a voulu comprendre ces événements de très grande portée. Pour cela, il est allé partout, plus souvent deux fois qu’une, et il a vu tout le monde. Partout : Israël, Gaza, Égypte (deux fois), Tunisie (deux fois), Libye, Bahreïn, Qatar, Liban, Arabie saoudite, Turquie, Syrie. Tout le monde : salafistes, Frères musulmans, djihadistes, laïcs, bloggeuses, intellectuels, militaires…De la très riche matière qu’il a ramenée, il a déjà tiré des feuilletons dans des journaux et des revues, des chroniques à la radio. Un film pour la télévision a aussi été tourné sur place et sera diffusé sur France 3 à la fin de mars, en première partie de soirée, suivi d’un débat autour de Gilles Kepel et avec ses invités.

Durant ce périple, qui l’a vu jouer à saute-frontières du printemps 2011 à l’automne 2012, il a tenu des carnets. Écrits au jour le jour puis polis et enrichis au cabinet de travail, ils aboutissent à ce beau livre, où l’humeur vagabonde du randonneur le dispute à l il acéré du chroniqueur, au savoir de l’orientaliste et à la plume de l’écrivain, le tout dans une forme alerte et vive, celle même du journal.

Extraits de Passion arabe: Journal, 2011-2013, de Gilles Kepel (Gallimard)

À Sidi Bouzid, le sacrifice de Bouazizi a émancipé la parole, serve sous Ben Ali. Mais les jeunes chassés de leurs campagnes par la misère, entassés dans les faubourgs de cette grosse bourgade, et dont le marchand des quatre-saisons fut l’emblème, restent désœuvrés, leur masse gonflée par le flux pérenne de l’exode rural. Les « diplômés-chômeurs », qui ont dopé les statistiques de l’enseignement supérieur avec leurs licences ou leurs maîtrises inadaptées au marché du travail, y traînent à la terrasse des cafés-trottoir du matin au soir, grillant cigarette sur cigarette, contraints au célibat tant qu’ils ne trouveront pas d’emploi. Ils ont la rage, manifestent à tout bout de champ contre les autorités, s’en prennent régulièrement au siège d’Ennahdha, nouvelle incarnation de l’État ; ils en ont encore brûlé le drapeau il y a quelques jours, comme on brûle au Pakistan ou en Iran la bannière étoilée.

Aujourd’hui, à Sidi Bouzid, étalon des révolutions arabes et de tous les espoirs qu’elles ont fait naître, la force montante est représentée par les salafistes du groupe Ansar al-Charia (les partisans de la charia), qui se sont emparés de la grande mosquée sise avenue Mohamed-Bouazizi. Avant-hier, ils ont saccagé le bar de l’hôtel Horchani, le dernier débit de boissons de cette agglomération où il faut désormais s’approvisionner au marché noir — au double du prix du commerce — pour consommer une bière.

Sidi Bouzid comporte deux centres. L’un, traditionnel, est constitué du mausolée du saint éponyme, le marabout de Sidi (monseigneur) Bouzid, l’un des conquérants arabes qui ont razzié, islamisé et arabisé la population berbère indigène des steppes lors de l’invasion hilalienne, au xie siècle. Ses reliques sont vénérées par un public féminin qui en cherche l’intercession pour trouver l’amour, enfanter un mâle, ou jeter le mauvais œil à la voisine soupçonnée de guigner le mari. Le souk hebdomadaire du samedi matin se tient alentour.

L’autre centre, colonial, s’organise autour d’une place rectangulaire bordée de bâtiments administratifs et plantée de ficus ornementaux, aux troncs chaulés de blanc. C’est là que Bouazizi s’est immolé, là aussi que l’on a édifié par la suite une sculpture de béton grossière figurant sa caretta, terme dialectal emprunté à l’italien qui désigne la baladeuse du marchand ambulant.

Les sociétés musulmanes prohibent les statues humaines, assimilées aux idoles du paganisme, et c’est ainsi que la pauvre charrette sert d’objet métaphorique au drame originel, tout alourdie de sa glèbe sociale. Pourtant, le culte des représentations anthropomorphiques chassé de la statuaire par le rigorisme islamique fait retour dans le monde musulman contemporain par la profusion des images, dont la religion la plus iconoclaste ne peut résister à la déferlante informatique.

Ici, cette vénération s’exprime sur un support plus spectaculaire que l’écran des ordinateurs ou des téléphones portables. La poste s’orne sur tous les étages de sa haute façade d’un cliché gigantesque, déjà patiné par les intempéries, représentant Mohamed Bouazizi. C’est l’un des rares que l’on possède de ce jeune homme discret, pris lors d’un mariage par un photographe local — on l’y voit en train de danser, insouciant, les mains dressées et les yeux au ciel.

Les murs des bâtiments publics sont couverts de graffitis en arabe, en français, et en anglais malhabile, cette dernière langue à l’intention des caméras de la presse internationale. Outre la gloire des « martyrs de la révolution » tombés sous les balles de la police, ils proclament avec virulence que la date et le nom de celle-ci sont « révolution du 17 décembre » — le jour de l’immolation — et non « du 14 janvier » — celui de la chute du régime de Ben Ali.

____________________________________

Gilles Kepel est professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, où il dirige le programme doctoral sur le monde musulman.

Passion arabe: Journal, 2011-2013, Gallimard (21 mars 2013)

Quitter la version mobile