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«La Grèce de Samarás a besoin d’un pouvoir crédible»

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JOL Press : Sentiment anti-turc, revendications d’une grande Macédoine… La crise exacerbe-t-elle le sentiment national grec ? Y a-t-il un risque réel d’aventure nationaliste ?
 

Joëlle Dalègre : Le sentiment national est réel, le Grec est Grec et il aime sa patrie, il est prêt à la défendre, mais cela ne signifie pas qu’il est prêt à la guerre. Le nationalisme politique a toujours été l’arme favorite des gouvernements qui voulaient faire oublier des problèmes intérieurs, en Grèce comme chez ses voisins, mais le gouvernement actuel, vu sa dépendance à l’Union européenne, ne peut se payer ce luxe, même si Antónis Samarás a joué du nationalisme il y a une vingtaine d’années.

Le nationalisme sous sa forme xénophobe est aujourd’hui exploité par le parti « Aube Dorée » qui profite de la crise économique pour gagner des voix : dans un pays d’un peu plus de 10 millions d’habitants qui compte près d’un million d’étrangers légalement installés et presque un autre million d’illégaux qu’il est impossible de renvoyer dans leur pays d’origine ni de laisser passer en Europe occidentale, avec un tel niveau de chômage et de pauvreté (n’oubliez jamais que la Grèce n’a ni RMI ni RSA, et que le chômeur ou travailleur non déclaré n’a pas non plus de sécurité sociale), l’occasion est belle.

Il y a un grand risque que la xénophobie se développe encore, oui, mais une agression nationaliste contre la Macédoine ou la Turquie, non. Face à ces deux pays, il y a à la fois un sentiment de peur et un contentieux historique.

Le partage de la Macédoine géographique en 1913 entre Bulgarie, Serbie, Albanie et Grèce a fait des mécontents dans les quatre pays, qui ont toujours profité de toutes les occasions pour tenter de réviser les traités. La Seconde Guerre mondiale a ravivé la question, d’où la peur actuelle de tout ce qui pourrait contribuer à déstabiliser les frontières ; même si  en Macédoine-FYROM et en Grèce, des extrémistes jouent encore sur ce chapitre, les politiques ont compris qu’il leur fallait chercher en douceur un accord.

Quant au contentieux gréco-turc, fruit de longs siècles d’histoire et surtout du XXème siècle, entretenu par les manuels d’enseignement et les politiques, il est si évidemment contraire à l’intérêt des deux pays et coûteux que les deux gouvernements ne dépassent pas le stade des déclarations grandioses  tandis que les hommes d’affaires, les artistes et les intellectuels œuvrent au rapprochement. 

JOL Press : La radicalisation de la vie politique grecque sous le coup des crises – à gauche comme à droite – s’inscrit-elle dans une longue tradition historique ? Quel est le véritable danger aujourd’hui : extrême-gauche ou extrême-droite ?
 

Joëlle Dalègre : Ce qui fait la force des extrêmes, c’est l’incapacité des « autres » partis à faire fonctionner un État sur le modèle occidental imposé à la Grèce en 1830 par ses « libérateurs ». Les déçus, les mécontents, quand ils constatent que 30 ans de bipartisme démocratique les ont conduit là où ils sont, sont tentés par les extrêmes.

Depuis le début du XXème siècle, la gauche trotskiste puis communiste est importante et forte en Grèce, elle a rassemblé une majorité des Grecs pendant l’Occupation, a nourri la guerre civile de 1946 à 1949, a résisté à 30 ans de poursuites impitoyables. La fin de l’URSS et l’entrée dans le monde de l’hyper-consommation lui ont porté un coup très fort, la crise la ressuscite.

Est-elle dangereuse ? Oui, pour  les patrons qui n’aiment pas les grèves, et pour les deux partis qui perdent des électeurs. Mais il n’y a pas de danger de « révolution violente », semble-t-il, tant le consensus européen reste fort dans l’opinion. Il y a un danger pour les autres de voir le Syriza [coalition de la gauche radicale] gagner les élections, mais un danger pour lui aussi, qui est tiraillé entre des courants divers, de devoir assumer le pouvoir.

Quant à l’extrême-droite, jouant sur les vexations infligées par les États européens depuis 1830, puis sur la peur du communisme, elle a toujours été présente depuis le début du XXème siècle ; on pensait que le souvenir de la dictature des colonels (1967-1974) l’avait écrasée mais là aussi la crise la ressuscite. Et certains disent à présent que, du temps des colonels, il n’y avait ni chômage, ni grèves, ni étrangers, ni  délinquants… Cependant, l’Église orthodoxe s’est officiellement désolidarisée de l’Aube Dorée récemment, et cela peut être un grand obstacle pour elle.

Représente-t-elle un danger ? Oui, dans la mesure où la coalition au pouvoir désapprouve officiellement les pratiques nazies du parti et le comportement de ses députés, mais ne fait rien de concret pour y mettre fin.        

JOL Press : La société grecque contemporaine est-elle adaptée à la démocratie ou exige-t-elle un pouvoir fort ?
 

Joëlle Dalègre : La question pourrait se poser également dans d’autres pays d’Europe. « Adaptée à la démocratie » : mais qu’est la démocratie ? Le pouvoir d’un groupe de députés unis par la peur de perdre leur poste ou les subventions européennes, des députés qui ont joué sur le clientélisme et le népotisme pour caser électeurs et familles à des postes-clés ou superflus ? Des gouvernements qui n’ont jamais tenté réellement de faire obéir aux lois qu’ils avaient votées ?

Quant au « pouvoir fort », les colonels ont joué là-dessus : « Nous sommes forts et allons tout changer » ! Et sept ans plus tard, on constata qu’eux aussi usaient de la corruption et du clientélisme et que leur organisation, même militaire, était si nulle qu’ils ne pouvaient même pas réussir une mobilisation générale en cas de danger…

La Grèce n’a pas besoin d’un pouvoir fort mais d’un pouvoir « crédible ». Le pouvoir d’Antónis Samarás est faible, mais il résiste encore car il a persuadé les électeurs qu’il était le seul capable de leur apporter le soutien de l’UE.

JOL Press : Il y a une longue tradition de résistance en Grèce. Comment se manifeste-t-elle aujourd’hui ? Et qui est « l’ennemi » contre lequel les Grecs entendent résister ?
 

Joëlle Dalègre : Je crois qu’elle est dirigée essentiellement contre les politiques et contre l’État : politiques tous jugés co-responsables du fiasco qui a jeté la Grèce en pâture aux financiers (d’où le succès des extrémistes) ; État incapable de faire payer les gros fraudeurs (même si les petits fraudeurs ne manquent pas et s’estiment justifiés par l’existence des « gros »).

Elle est dirigée également contre Bruxelles, incarnation vague et lointaine des financiers et des Européens qui depuis 1830 ont dicté à la Grèce une bonne partie de ses lois et obligations, une Europe qui veut coloniser la Grèce comme l’Europe orientale et ne respecte pas sa personnalité, se préoccupant de légiférer sur des traditions culinaires grecques (concombres, présentation de l’huile, kokoretsi) comme si rien d’autre ne méritait son attention.

Comment cela se manifeste-t-il ? Des chants, des manifestations, une rhétorique antieuropéenne, jusque-là rien de très original surtout au sud de l’Europe, et une vague de désobéissance renforcée (ne pas payer ses péages, travail au noir en augmentation, non-déclarations des TVA etc.), mais ici aussi, la situation est proche de celle de l’Italie.

JOL Press : À quels moments de son histoire la Grèce et les Grecs d’aujourd’hui peuvent-ils puiser des solutions aux problèmes qu’ils traversent ?
 

Joëlle Dalègre : Je crois que, pour l’instant, ils puisent essentiellement dans les souvenirs de la pauvreté des décennies 1940 et 1950 : les centaines de milliers de morts de la famine, l’aide alimentaire ensuite, les échanges de services et d’alimentation, les longues marches à pied pour économiser les transports, les enfants qui apportaient une bûche à l’école pour le chauffage… Et dans les solidarités familiales et rurales très fortes, qui n’avaient pas encore vraiment disparu et qui reprennent une force qui sauve les plus pauvres.

JOL Press : Êtes-vous optimiste quant à l’issue des difficultés que traverse la Grèce ?
 

Joëlle Dalègre : Tout dépend du sens que l’on donne à « optimiste ». La Grèce s’en sortira car elle s’est sortie de cas plus difficiles. La crise se terminera comme toutes les crises de l’histoire, mais cela peut demander une génération.

Dans l’immédiat, l’UE veut garder la Grèce mais ne veut pas lui accorder davantage, et elle a compris qu’un surcroît d’austérité était impossible. Alors, un taux de chômage de 27%, de 64% en février chez les moins de 25 ans, combien faut-il de temps pour le réduire ? Vider un pays de sa jeunesse poussée à l’émigration, est-ce un succès ?

Pour la première fois, au premier trimestre 2013, le budget primaire grec a été bénéficiaire de quelques millions d’euros, grâce à la baisse des taux d’intérêts décidée en 2012 et à l’effacement d’une partie de la dette ; en un trimestre la Grèce a payé 1,8 milliard d’euros d’intérêts contre 6,9 l’an dernier. Mais pourra-t-elle réellement trouver chaque trimestre 1,8 milliard d’euros d’excédents ? Même les privatisations en vue ne rapporteront pas assez. Seule une reprise économique pourrait fournir des ressources supplémentaires…

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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