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Syrie: pourquoi l’avancée du régime d’Assad révèle aussi sa faiblesse

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JOL Press : L’armée syrienne a repris ce week-end le contrôle de la ville de Yabroud, dernier bastion rebelle près de la frontière libanaise. Que signifie cette prise pour le régime de Bachar al-Assad ?
 

Thomas Pierret : On présente cela comme une grande victoire stratégique, mais c’est encore difficile à évaluer. Yabroud a été aux mains des rebelles pendant très longtemps, sans que cela n’ait d’impact majeur pour le régime syrien. Il y avait en quelque sorte un accord tacite avec le régime, pour que les rebelles ne s’en prennent pas à l’autoroute Damas-Homs, un axe important de la région du Qalamoun. Cela a changé l’année dernière : Yabroud a commencé à être utilisée comme base arrière pour différentes attaques. La région du Qalamoun est quand même fondamentalement dans les mains du régime depuis le début du conflit, avec quelques poches rebelles. Il faudra voir comment cette prise de Yabroud pourra servir de tremplin au régime pour lancer de nouvelles offensives à l’est de Damas, mais cela reste à voir, car il pourrait y avoir de nouvelles infiltrations rebelles dans la région.

JOL Press : Que va changer ce contrôle de la frontière libanaise par le régime syrien pour le Liban ?
 

Thomas Pierret : Même s’ils ne l’ont jamais coupé de manière durable, les rebelles ont pu perturber, à certains moments, le trafic venant du Liban voisin. Cette prise peut compliquer fortement l’approvisionnement rebelle par le Liban, même si le Liban n’est pas non plus une source majeure de soutien logistique aux rebelles syriens – en tout cas il ne l’est plus. Ça l’était à l’époque où beaucoup de batailles avaient lieu dans la province de Homs, mais depuis plus d’un an, des efforts ont été faits des deux côtés de la frontière, c’est-à-dire tant en Syrie qu’au Liban, pour réduire fortement ces provisions.

Le gouvernement libanais n’est globalement pas favorable à ces trafics. Ce qui passe à travers la frontière du Liban a donc toujours été limité par rapport à ce qui arrive par la Turquie ou la Jordanie. Ce qui arrive par le Liban était diffusé localement, notamment dans la région de Homs, alors que la Turquie, de son côté, envoie des armes dans une bonne partie du reste de la Syrie. La Jordanie, elle, essaie d’approvisionner le front sud de la Syrie, à Deraa et Damas.

JOL Press : Quel rôle jouent les soutiens au régime syrien dans cette prise de contrôle ?
 

Thomas Pierret : Quand on dit que le régime a pris le contrôle de Yabroud, il ne faut pas oublier que c’est surtout avec l’aide du Hezbollah. Toute victoire du régime syrien est aussi un rappel de la faiblesse fondamentale du régime, qui n’a pas assez de soldats. S’il en avait suffisamment, il n’inviterait pas le Hezbollah à venir perdre des combattants sur son territoire. Je ne me souviens pas d’une victoire importante du régime depuis plus d’un an qui n’ait pas impliqué une présence massive de combattants étrangers libanais ou irakiens. Aujourd’hui, le régime prétend qu’il va relancer le trafic régulier par avion depuis Damas jusqu’à Alep. C’est possible parce que l’aéroport d’Alep a été sécurisé par les troupes du régime, mais aussi en grande partie par les combattants étrangers.

JOL Press : Au sein de la rébellion syrienne, qui sont aujourd’hui les forces dominantes ?
 

Thomas Pierret : Cela dépend des régions. Les bataillons les plus forts sont des bataillons islamistes mais il ne faut pas non plus exagérer leur ampleur. On dit souvent que les bataillons islamistes et ceux du Front al-Nosra dominaient à Yabroud, mais il y a aussi beaucoup de bataillons dans la région du Qalamoun qui ne sont pas spécialement islamistes. Les grandes coalitions, qui ont un ancrage au niveau national, sont majoritairement islamistes mais au niveau local, il y a quand même des groupes assez solides qui ne le sont pas.

La province de Deraa, par exemple, est dominée par ce que l’on pourrait paresseusement appeler l’Armée syrienne libre (ASL), désormais fragmentée. Dans la région d’Idlib ou de Hama, pour l’instant, beaucoup de combats sont aussi bien menés par des islamistes que par d’autres groupes sur lesquels il est difficile de coller des étiquettes. À Alep, c’est plus clairement dominé par les islamistes des trois grandes coalitions : l’Armée des moudjahidines, plutôt modérée ; le Front islamique, moins modéré ; et le Front al-Nosra, des vrais jihadistes qui se réclament d’Al-Qaïda. C’est beaucoup plus contrasté et complexe que ce que l’on entend dans les médias.

JOL Press : L’avancée du régime et cette fragmentation de l’opposition ne risquent-elles pas d’affaiblir les groupes rebelles ?
 

Thomas Pierret : Il faut savoir que les développements militaires en Syrie sont toujours très localisés. Ce qui se passe dans une province n’a pas forcément d’impacts sur une autre province. Ce qui se passe à Yabroud est forcément un coup dur pour les rebelles dans la région du Qalamoun. Mais dans la province d’Idlib, ce sont plutôt les rebelles qui avancent pour l’instant. C’est plus compliqué à Alep, où il y a une sorte de statu quo. À Deraa, ce sont plutôt les rebelles qui ont la main.

Il y a par ailleurs eu, au cours des derniers mois, un mouvement de consolidation de l’opposition, du moins en termes organisationnels : plusieurs nouvelles coalitions se sont créées : le Front islamique, l’armée des moudjahidines à Alep, l’Union islamique des soldats du Levant à Damas, et des nouvelles structures issues des débris de l’ASL, comme le Front des révolutionnaires de Syrie… C’était une chimère de penser que l’on allait créer une grande structure et pouvoir mettre tout le monde dedans sous la même étiquette. Si certains groupes ont disparu et que d’autres ont versé dans la criminalité, les branches de l’insurrection qui ont montré une capacité à durer se regroupent au sein de structures qui, pour certaines, ont l’air assez solides.

JOL Press : Comment s’organise concrètement les soutiens internationaux à la rébellion ?
 

Thomas Pierret : Les Saoudiens et les Qataris, qui soutiennent la rébellion, travaillent sur des réseaux de clientèle basés sur des contacts individuels. Quand ils connaissent des personnes de confiance dans un groupe, ils paient. Ils ne raisonnent pas du tout comme les Occidentaux qui veulent pouvoir identifier très clairement les différents groupes et savoir qui sont les gens qu’ils soutiennent.

Les Saoudiens, qui craignent les islamistes, vont chercher à identifier les groupes qui, idéologiquement, leur plaisent le plus. Le Qatar va chercher de son côté les groupes qui marchent bien sur le terrain, dans lesquels il peut s’appuyer sur des hommes de confiance. Ces pays du Golfe ont aussi encouragé la structuration de la rébellion sur ce schéma-là : ils n’ont jamais vraiment encouragé la mise en place d’institutions, même si les Saoudiens auraient bien voulu créer une sorte d’état-major organisé, avec des officiers de l’Armée syrienne libre. Il ne faut pas oublier que des pays comme le Qatar n’ont pas vraiment de services de renseignement. Pour eux, le moyen le plus simple, c’est de regarder ce qui se passe sur le terrain, d’identifier les gens efficaces et de leur donner de l’argent. C’est comme cela qu’ils ont une influence. Ils n’ont pas des dizaines d’officiers de renseignement qui organisent, contrôlent, etc.

Cela marche un peu différemment sur le front sud, comme dans la province de Deraa, approvisionnée depuis la Jordanie où l’aspect opérationnel des choses est pris en main par les services jordaniens – avec de l’argent qui peut tout de même venir d’Arabie saoudite. Les soutiens sont plus structurés. C’est peut être aussi une des raisons pour lesquelles les choses sont restées là-bas sous le contrôle de l’Armée syrienne libre, ou en tout cas de groupes qui se réclament de cette étiquette.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Thomas Pierret est maître de conférences à l’Université d’Édimbourg (Écosse). Spécialiste de l’Islam sunnite et de la Syrie, il est diplômé de sciences politiques à Sciences Po Paris et à l’Université de Louvain (Belgique). Il est notamment l’auteur de Baas et Islam en Syrie : La dynastie Assad face aux oulémas, Presses universitaires de France, 2011. 

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