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Syrie: le traitement médiatique biaisé du conflit

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Maisons bombardées à Ras Al-Aïn, au nord de la Syrie, mars 2013. (Crédit photo: fpolat69 / Shutterstock.com)

Extrait de « Syrie, pourquoi l’Occident s’est trompé » de Frédéric Pichon, Éditions du Rocher, mai 2014

« L’État est censé avoir le monopole de la violence légitime. Longtemps, il contrôla ce qui se disait ou se voyait de la violence armée. Mais ces deux privilèges ont été remis en cause en une période où prolifèrent des groupes et milices dotés de leurs propres armes, mais aussi de leurs médias propres.

Certes, on ne demande pas à tous les journalistes d’avoir suivi des cours de stratégie ou de géopolitique, mais un tout petit effort pour prendre du recul aurait suffi, à l’heure où l’on solde – encore discrètement – les comptes des « printemps arabes » dans ces pays où la liberté et la démocratie prennent le curieux visage de l’anarchie, du salafisme et de l’éclatement territorial.

Dans ces conditions, les termes utilisés par la plupart des médias sont eux-mêmes piégés : les armées gouvernementales deviennent les « forces pro-gouvernement », « pro-Assad », tandis qu’en face se tient une « opposition », des « révolutionnaires », des « militants » armés, mais qui deviennent par miracle des « civils » lorsque s’abat sur eux la brutalité de la répression.

C’est du moins le champ sémantique presque exclusif qu’utiliseront les médias les premiers mois de la révolte, retardant d’autant la prise en compte de la montée en puissance inquiétante des groupes djihadistes. Même le mot terroriste est longtemps resté entre guillemets dans les comptes rendus médiatiques, car le terme était utilisé par le régime. Il fallait surtout avoir raison contre ce dernier.

[image:2,s]En effet, le système médiatique se mue parfois en une véritable machine de guerre. C’est ainsi qu’on peut s’interroger sur la raison qui a fait qu’aucune rédaction n’avait jugé utile de publier ni de commenter (ni peut-être de lire ?) le fameux rapport des observateurs de la Ligue arabe à la suite de leur inspection du 18 décembre 2011 au 21 janvier 2012 et dont la publication était en ligne en français dès le 30 janvier.

On aurait certes appris certains aspects ubuesques de cette mission : certains observateurs ont visiblement préféré profiter des délices des grands hôtels de Damas plutôt que de se rendre sur le terrain. Mais on apprenait aussi que les « groupes armés » avaient recours aux bombes thermiques et aux missiles anti-blindage, ce qui cadrait mal avec la vision romantique d’« opposants aux mains nues ».

Mais il est vrai que l’Arabie Saoudite avait le 22 janvier décrété unilatéralement et sans motiver son avis, l’« échec » de la mission des observateurs. Pour Riyad, il fallait immédiatement une intervention de l’ONU. Et la presse allait suivre, y compris en Occident. Il fallait intervenir en Syrie, reprenaient en chœur la plupart des grands médias occidentaux. Quant à Al Jazeera, elle s’était engagée dès le mois de janvier dans une entreprise planifiée de dénigrement de cette mission.

Le rapport lui-même en témoignait de façon sibylline : « La crédibilité de la mission a été mise en doute auprès des téléspectateurs et auditeurs arabes et étrangers qui suivent certains médias usant de techniques d’information visant à déformer les réalités. » Une autre partie du rapport déterminait également que le journaliste français Gilles Jacquier avait été tué à la suite de tirs de mortier par l’opposition.

« Homs a été le témoin de l’assassinat d’un journaliste français travaillant pour France 2, et de la blessure d’un journaliste belge. Dans les deux cas, le gouvernement et l’opposition ont échangé des accusations sur la responsabilité de chacun […]. Les rapports de la mission indiquent que le journaliste français a été tué à la suite de tirs de mortier par l’opposition. » Seul Georges Malbrunot du Figaro mènera l’enquête et parviendra aux mêmes conclusions.

Pourtant, l’affaire était entendue, il ne pouvait s’agir que d’un tir du régime. Peu importe que Gilles Jacquier ait été au moment des faits sous protection de l’armée syrienne, qu’il se trouvait dans un quartier alaouite, la corporation tout entière trouva un moyen de flétrir encore le régime de Damas. La vérité sera établie au printemps 2013, mais aucun grand média ne reviendra dessus. »

[Cet extrait a été publié avec lautorisation des Editions du Rocher]

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Frédéric Pichon est docteur en Histoire contemporaine. Auteur d’une thèse sur la Syrie, il est chercheur associé à l’Equipe Monde Arabe Méditerranée de l’Université François Rabelais (Tours). Consultant médias pour la crise syrienne et le Moyen-Orient, il donne régulièrement des conférences sur les sujets en lien avec la géopolitique de la région où il a fait de nombreux séjours.

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