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Pourquoi les relations entre l’Arabie saoudite et l’Irak ne font qu’empirer?

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Drapeaux saoudien et irakien. (Crédit photo: ruskpp / Shutterstock.com)

Il convient de rappeler préalablement que les relations entre les deux pays ne sont pas des meilleures depuis le renversement du régime de feu Saddam Hussein en mai 2003, certes idéologiquement « baathiste », c’est-à-dire nationaliste arabe – ce qui n’a jamais enchanté les pétromonarchies du Golfe – mais tout de même issu de la minorité sunnite qui avait toujours monopolisé le pouvoir à Bagdad dans la période contemporaine.

La peur d’un « Croissant chiite »

L’accession au pouvoir de la majorité démographique chiite par les grâces d’une démocratie arithmétique a immédiatement constitué un problème majeur pour Riyad, hanté par la constitution supposée d’un « Croissant chiite ».

La paternité de cette formulation revient au roi Abdallah de Jordanie à l’occasion d’une interview accordée le 8 décembre 2004 au Washington Post dans laquelle il mettait en garde contre l’avènement, en Irak, d’un gouvernement pro-iranien qui favoriserait la création d’un « croissant » régional sous influence chiite regroupant l’Iran de la République islamique, l’Irak post-Saddam, la Syrie alaouite de Bachar al-Assad – l’alaouisme étant une branche hétérodoxe dérivée du chiisme duodécimain – et le Liban assumant, bon gré mal gré, l’emprise du Hezbollah chiite.

Et de considérer alors que « l’équilibre traditionnel entre chiites et sunnites en serait mécaniquement affecté », ce qui se traduirait « par de nouveaux problèmes qui ne seraient pas limités aux frontières de l’Irak ». Une analyse très largement partagée par ses pairs. Feu le Prince Nayef, puissant et inamovible ministre de l’Intérieur saoudien jusqu’à sa mort le 16 juin 2012, considérait, depuis l’avènement d’une majorité politique chiite en Irak, que l’émergence d’une puissance chiite au milieu du monde arabo-musulman constituait une calamité géopolitique qu’il convenait de combattre à n’importe quel prix.

L’inquiétude n’est donc pas nouvelle au pays des Al Saoud. Avant même la formule-choc du roi Abdallah sur le « Croissant chiite », le prince milliardaire Walid bin Talal estimait dans un entretien accordé au début de l’année 2004 au journal Le Figaro que le « réveil » du chiisme irakien avait de quoi inquiéter l’ensemble des pays arabes sunnites voisins : « Ces pays en seront affectés. Rappelez-vous la révolution iranienne de 1979 et les perturbations qu’elle provoqua dans notre partie du monde. Aujourd’hui, la situation de la communauté irakienne ressemble à une bouilloire qui menace d’exploser. C’est une bombe à retardement ». Et de mettre alors en garde les États-Unis qui « doivent agir rapidement pour éviter que la situation ne leur échappe complètement ».

« Iraniens, ne vous ingérez pas dans nos affaires ! »

Fin septembre 2005, le ministre des Affaires étrangères saoudien, Saoud Al Fayçal, s’était encore inquiété publiquement de ce qu’il avait appelé les « ingérences » de Téhéran chez son voisin irakien. « Les Irakiens se plaignent d’interventions [iraniennes] englobant l’entrée d’hommes, de capitaux et d’armes, ainsi que d’immixtion dans la vie politique », avait-il affirmé lors d’une visite aux États-Unis. « Si ces interventions étaient avérées […], la situation serait d’une extrême gravité », avait-il ajouté.  

Dans une déclaration postérieure, Saoud Al Fayçal était plus explicite encore : « Nous parlons aux Iraniens d’affaires arabes. Nous pensons qu’il est dangereux de s’ingérer dans nos affaires. Nous exprimons donc aux Iraniens nos préoccupations sur leur influence dans le monde arabe. C’est logique. Mais quand d’autres pays [comme la Syrie] leur parlent de nos affaires avec eux, cela confère de la légitimité aux ingérences iraniennes dans le monde arabe. C’est pourquoi nous n’y sommes pas favorables. Nous espérons que l’Iran sera un bon voisin, que les Iraniens seront partie prenante de la solution et pas du problème. C’est ce que nous leur répétons : ne vous ingérez pas dans nos affaires [arabes]»

Le communiqué qui vient d’être publié à l’issue de la réunion hebdomadaire du Conseil des ministres saoudiens du 16 juin 2014 à propos de la situation irakienne actuelle, dans laquelle il est affirmé que Riyad « s’oppose à toute ingérence étrangère dans les affaires internes de son voisin » en allusion à des informations faisant état d’une possible intervention de l’Iran pour aider le régime chiite de Bagdad, sonne comme un écho de la déclaration de Saoud al-Fayçal de 2007.

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Quand un conseiller saoudien voulait financer les militaires sunnites irakiens

Il n’est pas inutile à cet égard de rappeler que l’Arabie saoudite, qui s’est toujours considérée comme la puissance tutélaire du monde arabo-sunnite en contrepoint d’un bloc chiite arabe ou non, avait lancé, il y a quelques années déjà, ce qui pouvait s’apparenter à une sorte de « ballon d’essai » en laissant entendre par le biais d’une surprenante tribune publiée dans le Washington Post en date du 29 novembre 2006, par Nawaf Obaid – à l’époque conseiller à la sécurité nationale du royaume et jugé proche du prince Turki al-Fayçal, ancien directeur des services de renseignements saoudiens et alors ambassadeur saoudien à Washington – qu’elle pourrait intervenir en Irak pour protéger les Sunnites qui seraient menacés dans leur survie en cas de retrait américain complet et définitif.

Ce conseiller avait même indiqué que, parmi les options envisagées par Riyad pourrait figurer une aide « financière, matérielle et logistique aux responsables militaires sunnites irakiens comparable à celle que l’Iran fournit depuis des années aux groupes armés chiites irakiens ». Et de poursuivre : « Il est sûr qu’un engagement du royaume saoudien en Irak comporte de grands risques et pourrait déclencher une guerre régionale. Qu’il en soit ainsi : les conséquences de l’inaction sont bien pires », indiquait encore le conseiller. Nawaf Obaid ajoutait qu’il serait « très difficile » aux Sunnites irakiens, minoritaires dans leur pays où la population est chiite à 65 %, « de survivre à une campagne de nettoyage ethnique ».

« Dans ce cas, rester sur la touche serait inacceptable pour l’Arabie saoudite. Fermer les yeux au massacre de Sunnites irakiens serait abandonner les principes sur lesquels le royaume a été fondé. Cela saperait la crédibilité de l’Arabie saoudite dans le monde sunnite et constituerait une capitulation face aux actions militaristes de l’Iran dans la région », ajoutait ce responsable.

L’Arabie saoudite avait immédiatement démenti le 3 décembre suivant et désavoué le conseiller à la sécurité du royaume en le limogeant de son poste. Selon Riyad, les paroles attribuées par le Washington Post à Nawaf Obaid ne représentaient en aucune manière la position du gouvernement saoudien, avait tenu à préciser une source officielle du royaume.

Rumeurs sur un « plan saoudien » de création d’un État sunnite en Irak et en Syrie

Un article du New York Times en date du 12 décembre suivant avait relancé la polémique, en laissant entendre que « l’Arabie saoudite avait fait savoir à l’Administration Bush qu’en cas de retrait des troupes américaines, le royaume pourrait apporter un soutien financier aux Sunnites en Irak dans n’importe quel conflit qui les opposerait aux Chiites », rapportait le quotidien américain en citant, sans les nommer, des diplomates américains et arabes.

Selon les termes de l’article, c’était le roi Abdallah d’Arabie saoudite en personne qui en aurait informé le vice-président de l’époque, Dick Cheney. C’est dans ce contexte qu’il convenait sans doute de replacer la démission aussi soudaine que brutale, le 11 décembre 2006 – soit la veille de la publication de l’article du New York Times – de l’ambassadeur saoudien à Washington, l’influent prince Turki al-Fayçal, seulement une dizaine de mois après sa prise de fonction.

Peut-être un signe des tensions régnant au sommet du pouvoir saoudien dont nombre de princes souhaitaient marquer leur solidarité sunnite à leurs coreligionnaires irakiens. Menés par le prince Bandar Bin Sultan, fils de feu le Prince héritier Sultan Bin Abdelaziz et surtout alors Secrétaire du Conseil de sécurité national saoudien jusqu’à sa mise à l’écart spectaculaire en avril 2014, ces princes se voulaient résolument offensifs. D’aucuns avaient même évoqué l’existence d’un « Plan saoudien » fomenté par ce même prince Bandar pour la création d’un État sunnite à cheval sur la Syrie et l’Irak afin de « casser » le supposé « Croissant chiite ».

L’Irak, accusé de faire passer les armes iraniennes vers la Syrie

Les relations entre Riyad et Bagdad se sont évidemment considérablement tendues depuis 2011 dans le contexte du conflit syrien qui s’est transformé à partir de l’été 2011 en véritable guerre civile à connotation plus ou moins ouvertement « confessionnelle » entre insurgés majoritairement sunnites et le régime de Damas.

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Le fait que le pouvoir irakien soit d’obédience chiite était un élément aggravant vu de Riyad. Proche de Téhéran, le gouvernement irakien du chiite Nouri al-Maliki s’était vite retrouvé accusé de laisser transiter des avions cargos remplis d’armes, voire d’avions transportant des Pasdarans (« Gardiens de la Révolution ») iraniens de la force Al-Qods sur le théâtre syrien pour soutenir le régime de Bachar al-Assad, lui aussi idéologiquement « baathiste » mais surtout également alaouite – qui se trouve être une branche dérivée du chiisme – ce qui n’est peut-être pas étranger au fait qu’il soit aujourd’hui un allié fiable et de longue date de Téhéran.

Des responsables américains avaient, de fait, très tôt interrogé Bagdad sur des vols iraniens passant dans l’espace aérien irakien à destination de la Syrie. Trois sénateurs américains, dont le sénateur républicain John Mc Cain, en visite à Bagdad en octobre 2012, avaient explicitement même mis en garde le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki si cela devait être avéré.

Il fut un temps où le gouvernement al-Maliki reprochait ouvertement au régime de Damas de laisser transiter par sa frontière des armes et des terroristes pour alimenter l’insurrection antiaméricaine dans l’Irak post-Saddam.

Avertissement prémonitoire

Mais le gouvernement al-Maliki, étant très proche du principal allié de Bachar al-Assad, à savoir l’Iran, pouvait difficilement se soustraire à ses obligations de solidarité pour éviter de voir l’accession d’un pouvoir sunnite, voire résolument islamo-sunnite, à Damas. Cela avait d’ailleurs conduit l’actuel secrétaire d’État américain John Kerry à sommer publiquement Bagdad, à l’occasion d’une visite surprise en date du 24 mars 2013, de cesser d’autoriser les vols reliant l’Iran et la Syrie à pénétrer son espace aérien.

« J’ai très clairement dit au Premier ministre que les survols d’appareils partis d’Iran contribuaient à soutenir le président Assad et son régime », avait alors déclaré M. Kerry à des journalistes à l’issue de sa rencontre avec Nouri al-Maliki. En ajoutant : « Tout ce qui aide le président Assad pose problème ». Le Premier ministre irakien avait, pour se défendre, prétendu avoir vainement fouillé, à plusieurs reprises, des appareils iraniens en octobre 2012. John Kerry s’était par la même occasion à l’époque également inquiété des répercussions de la vague de protestations de la minorité sunnite ulcérée par sa « marginalisation » dans le système politique du pays.

Un avertissement pour le moins prémonitoire eu égard à la situation actuelle à laquelle est confrontée le gouvernement irakien de Nouri al-Maliki. Et ce, même si les États-Unis, résolument engagés dans un processus ardu de négociations avec Téhéran sur le nucléaire iranien qu’ils veulent voir aboutir, et alors que le renversement de Bachar al-Assad est moins à l’ordre du jour compte tenu du danger croissant représenté par l’extrémisme sunnite, semblent désormais moins enclins à mettre la pression sur Bagdad.

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David Rigoulet-Roze est spécialiste de la région du Moyen-Orient et du golfe arabo-persique. Il est chercheur rattaché à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), chercheur associé à l’Institut prospective et sécurité de l’Europe (IPSE) de Paris, ainsi qu’à l’Institut européen de recherche sur la coopération méditerranéenne et euro-arabe (MEDA) de Bruxelles. Il est l’auteur de Géopolitique de l’Arabie saoudite, Armand Colin, 2005.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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