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«L’Etat islamique est dans une logique apocalyptique»

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« L’Etat islamique ne craint pas d’attirer les Etats-Unis vers l’Irak : au contraire, il pense qu’il est en train d’accomplir la prophétie » (Crédit photo: Oleg Zabielin / Shutterstock.com)

Bagdad : le maillon fort ?
 

JOL Press : Le territoire que l’Etat islamique contrôle est-il aussi vaste qu’il le prétend ? Pourquoi n’a-t-il pas encore pris Bagdad ?
 

Wassim Nasr : Oui, il contrôle un pan important du territoire syrien et irakien. Même s’il y a beaucoup de grandes étendues désertiques inhabitées, notamment en Irak, l’Etat islamique contrôle des villes importantes et des champs gaziers stratégiques. Bagdad n’a jamais vraiment été en danger, pour la simple raison que la situation démographique de la ville a changé depuis la chute de Saddam Hussein. Bagdad, qui était une ville à majorité sunnite, est devenue majoritairement chiite entre 2003 et aujourd’hui.

L’Etat islamique n’a donc jamais investi cette grande agglomération qui ne lui est pas favorable. Il lui faudrait des ressources humaines et matérielles énormes pour tenir Bagdad. Investir la ville avec armes et bagages, comme il l’a fait à Mossoul ou Fallouja, n’est pas dans la logique de l’Etat islamique. En d’autres mots, l’EI a les moyens de son ambition, jusqu’à ce qu’il se heurte à un terrain hostile.

Par contre, il opère dans la ceinture sunnite de Bagdad, au nord et au sud de la ville. Là, il a une certaine liberté d’action, il peut harceler l’armée, la police, commettre des attentats à l’intérieur de la ville. Mais il est encore loin de planter son drapeau noir dans Bagdad.
 

Le « rempart » kurde
 

JOL Press : En s’attaquant au Kurdistan, principal allié des Etats-Unis, l’Etat islamique n’a-t-il pas pris un gros risque ?
 

Wassim Nasr : En fait, jusqu’à maintenant, l’Etat islamique n’a pas attaqué directement le Kurdistan. Il a attaqué les peshmergas [combattants kurdes, ndlr] dans des zones contestées avec Bagdad, hors des frontières administratives du Kurdistan tracées en 1991, après la première guerre du Golfe, quand les Kurdes ont obtenu leur autonomie.

Après 2003 et la chute de Saddam Hussein, les peshmergas ont avancé et sont sortis du Kurdistan administratif. Désormais, avec la débandade de l’armée irakienne, les Kurdes ont continué leur expansion et pris des zones riches en pétrole, comme Kirkouk. Ils veulent créer une sorte de ceinture de sécurité autour de leur territoire, mais cela n’a pas vraiment fonctionné, parce que l’Etat islamique a repris certaines de ces zones.

Après la débandade de l’armée irakienne, les Kurdes ont été perçus par le monde entier comme les uniques remparts contre l’Etat islamique. Il était donc inévitable que l’Etat islamique se retourne contre eux. Les djihadistes se sentaient obligés d’opérer une sorte d’attaque préventive pour se protéger, sans pour autant dépasser les frontières administratives du Kurdistan.

Les Kurdes, par ailleurs, ont un rôle assez ambigu. Ils ont aidé l’armée irakienne à certains moments. De même, en Syrie, certains Kurdes aident l’armée syrienne et d’autres combattent Bachar al-Assad. Les Kurdes ne sont pas une entité homogène, il y a beaucoup de mouvances au sein de leur groupe : on trouve même des Kurdes, notamment dans la ville d’Halabja, qui rejoignent les rangs des djihadistes de l’Etat islamique. À mon sens, le danger pour le Kurdistan vient plutôt de ces gens-là que d’une invasion avec tentes, chars et drapeaux de l’Etat islamique.
 

Le paradoxe des frappes américaines
 

JOL Press : Contrairement à Al-Qaïda, qui n’a pas cherché à instaurer un califat, l’EI peut désormais s’appuyer sur un espace territorial bien défini, et jouit de nombreuses ressources pétrolières. Mais en ayant un territoire beaucoup plus identifiable, il devient en même temps une cible beaucoup plus facile à repérer et combattre…
 

Wassim Nasr : C’est vrai. Mais à la différence d’Al-Qaïda, dont les combattants se trouvent dans des grottes et des zones désertiques – ce qui était le cas de l’Etat islamique jusqu’en janvier 2014 – l’EI se trouve dans les villes. Cela signifie, en cas de frappes américaines sur ces villes, un nombre inimaginable de morts civils. On a déjà vu les ravages que pouvaient faire les drones américains au Pakistan et au Yémen, qui pour cibler un seul terroriste tuent parfois des dizaines de civils. Ces frappes ont-elles réussi à éradiquer Al-Qaïda ? Non, cela l’a même rendue plus populaire. Or, on parle là des montagnes afghano-pakistanaises et des étendues montagneuses et désertiques du Yémen.

Imaginons maintenant ces mêmes drones et l’aviation américaine frapper Fallouja ou Mossoul (qui a 2 millions d’habitants), pour extirper l’Etat islamique… S’ils le font, on est partis pour une guerre de quinze ans. Et s’ils frappent en Irak, ils doivent aussi frapper en Syrie, ce qui signifie coopérer avec Bachar al-Assad. Ce serait un changement radical de la politique régionale.

En parlant avec Assad, les Etats-Unis risquent de se mettre à dos tous les sunnites de la région, et cela rendra aussi l’Etat islamique plus populaire. À la différence d’Al-Qaïda, que les Américains peuvent frapper « ad vitam aeternam » sans trop faire de victimes civiles, on est maintenant au cœur du monde arabe, dans des villes importantes, où l’on voit tout ce qui se passe en live, que ce soit sur YouTube, Twitter, ou par les journalistes sur place.
 

« L’EI veut accomplir la prophétie »
 

JOL Press : Si les Etats-Unis, l’Iran, les puissances occidentales et les monarchies du Golfe se mettent à combattre l’Etat islamique, celui-ci peut-il vraiment faire le poids ?
 

Wassim Nasr : Si on réfléchit comme les émirs de l’Etat islamique réfléchissent, c’est en fait exactement ce qu’ils veulent. Ils sont dans une logique apocalyptique. Ils sont par exemple en train de faire une poussée au nord d’Alep. Cette poussée a une utilité militaire, certes, mais surtout symbolique.

Ils ont en effet pris le village très symbolique de Dabiq, et ont d’ailleurs appelé leur journal officiel du nom de ce village. C’est à Dabiq qu’a eu lieu la guerre entre les Ottomans et les Mamlouks au XVIème siècle, qui a ouvert les portes de Damas et du Caire au sultan. Dans un hadith [parole du prophète, ndlr], la plaine de Dabiq est citée comme l’endroit où aura lieu la grande confrontation entre les armées occidentales (ou croisées) et les armées musulmanes. La prise de ce village-là est donc très importante pour l’Etat islamique.

L’Etat islamique ne craint pas d’attirer les Etats-Unis vers l’Irak : au contraire, il pense qu’il est en train d’accomplir la prophétie. Ils ont également pris un petit village à la frontière iranienne, Jalawla. C’est le village de la dernière bataille entre l’armée perse et l’armée musulmane au VIIème siècle : les musulmans ont gagné, et les Perses ont été convertis.

Si les Etats-Unis, les Iraniens, les puissances occidentales et les monarchies du Golfe, qui sont aux yeux de l’Etat islamique des mécréants et des régimes corrompus, se mettent à les combattre, cela les conforte dans l’idée que ce sont eux qui ont raison.
 

Dernières confrontations
 

JOL Press : La majorité du monde musulman sunnite rejette le califat instauré par al-Baghdadi. Cela ne va-t-il pas finir par se retourner contre lui ?
 

Wassim Nasr : Encore une fois, l’Etat islamique considère que si la majorité pense dans un sens, et que l’EI est le seul à penser dans l’autre, c’est qu’il a raison.

C’est maintenant un vrai jeu d’équilibriste, car si les Américains frappent des villes en Irak et font des morts, l’EI peut devenir plus populaire auprès des populations sunnites. C’est un grand dilemme pour les Américains aujourd’hui.

Par ailleurs, certains grands théoriciens d’Al-Qaïda, comme al-Maqdisi qui était en prison en Jordanie, et était persona non grata partout, est sorti de prison et passé sur Al Jazeera pour faire une diatribe contre l’Etat islamique. Que va répondre l’EI ? Que Maqdisi est vendu. L’Etat islamique n’a que faire de ce que pensent le monde musulman et les Occidentaux. Il suit sa logique apocalyptique, continue d’instaurer son califat, et prépare les dernières confrontations avant la descente du Mahdi [le « Messie », ndlr] sur Terre…

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Wassim Nasr est journaliste, veilleur-analyste pour France 24 et spécialiste du Moyen-Orient et des mouvements djihadistes.

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