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Moyen-Orient: la crise va-t-elle éclipser le dossier ukrainien?

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Le président russe, Vladimir Poutine (Photo: Shutterstock.com)

JOL Press : La situation en Irak et en Syrie peut-elle faire évoluer les relations, très détériorées, entre la Russie et l’Occident ? 
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : La Russie et l’Occident sont désormais engagés dans un conflit géopolitique. Sur le terrain militaire, dans le Donbass (Est de l’Ukraine), le pouvoir russe continue de mener une «guerre couverte» à l’encontre de Kiev et va même au-delà du seul soutien logistique, humain et matériel (voir l’appui de l’artillerie russe aux groupes paramilitaires dits «pro-russes»). Très probablement, l’escalade des sanctions et contre-sanctions n’est pas terminée. Et je ne pense pas que la situation en Irak et en Syrie soit de nature à inverser les relations entre la Russie et l’Occident.

Nous pourrions faire un parallèle avec les événements du 11-Septembre. Après les attentats du World Trade Center, ce que l’on a appellé la guerre globale contre le terrorisme a bien rapproché les pays occidentaux et Moscou. On parlait alors d’une nouvelle «grande alliance». Mais dès 2003, le président russe s’est engagé dans une confrontation d’ensemble avec l’Occident. L’affaire Khodorkovski est un point tournant et elle a une forte dimension Est-Ouest. L’heure n’est plus à un partenariat global avec les Etats-Unis et l’Occident. Le discours de Munich de février 2007 a ensuite précisé les choses. La situation actuelle doit être replacée dans la durée.

Sur le long terme, l’ambition de Vladimir Poutine est de reconstituer les frontières de l’empire soviétique sous la forme d’une Union eurasienne, et de bouleverser l’ordre international public européen. L’Ukraine est la pierre angulaire de ce projet politico-stratégique et des représentations géopolitique qui l’englobent. Dans les capitales occidentales, on est conscient de la gravité et du niveau des enjeux.

JOL Press : Peut-on imaginer que l’Occident détourne le regard de l’Ukraine pour s’allier à la Russie afin de combattre l’Etat islamique ?
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : En fermant les yeux sur la situation en Ukraine, l’Occident minimiserait du même coup la gravité de la situation sur ce théâtre de confrontation. Or, ce qui est en jeu en Ukraine, et plus généralement en Europe centrale et orientale, ce sont les principes qui fondent la structure géopolitique du continent européen. Avec un spectre qui hante désormais l’Europe : le retour à une forme de darwinisme géopolitique.

Outre la «guerre couverte» menée par Moscou dans le Donbass, il ne faut pas oublier le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie, sans aucun respect pour les engagements internationaux pris par Moscou (voir notamment le mémorandum de Budapest, 1994). Vladimir Poutine poursuit avec obstination un programme politique revanchiste, révisionniste et réunioniste. L’idée est d’élargir les frontières russes, de re-satelliser tout ou partie des Etats successeurs de l’URSS pour constituer une force d’opposition à l’Occident, et de prendre sa revanche sur la Guerre froide.

Ce n’est pas là une petite affaire et il n’est pas possible de détourner le regard pour s’entendre sur d’autres théâtres et enjeux. Kiev est à 2 500 km de Paris et l’Ukraine est un pays pleinement européen dont on ne saurait se désintéresser. Pour mémoire, Bagdad se trouve à 5 000 km de Paris. Il ne faut certainement pas minimiser la gravité de la situation en Irak et en Syrie, mais les enjeux et priorités doivent être hiérarchisés. Les enjeux ukrainiens portent sur la défense des frontières orientales des pays européens, membres de l’Union européenne et de l’Otan, et la préservation des règles de juste conduite qui fondent le système de coopération géopolitique européen et transatlantique.

Certes, les puissances occidentales sont amenées à se réengager au Moyen-Orient. Mais cela ne veut pas dire que cela se fera au détriment de l’Ukraine. Tout l’art diplomatique et stratégique consiste à conduire des engagements sur plusieurs fronts, dans plusieurs aires géopolitiques. La mondialisation n’est pas seulement économique et commerciale, elle est aussi géopolitique : une «grande stratégie» ne saurait faire l’impasse sur une autre région-clé du monde. Le discours du «reset» se révèle illusoire. 

JOL Press : Comment la Russie de Vladimir Poutine analyse-t-elle la situation au Moyen-Orient ? 
 

Jean-Sylvestre Mongrenier : Les dirigeants russes tendent à identifier islam sunnite, islam politique et terrorisme. Ce discours vise à légitimer le soutien quasiment inconditionnel de Moscou au régime alaouite de Bachar al-Assad. On observe là des rémanences de l’époque de la Guerre froide – la Syrie était alors alliée à l’Union soviétique – qui se traduisent notamment par des contrats d’armement. Pour Moscou, la Syrie est un point d’ancrage  voir la «base» de Tartous (un navire-atelier) , pour reprendre pied au Moyen-Orient. Au moyen de cette guerre, Vladimir Poutine entend positionner la Russie comme le «grand autre» et le rival de l’Occident (la Chine est plus prudente).

L’analyse faite par les Occidentaux n’est pas la même qu’à Moscou. Ils estiment que la menace constituée par l’Etat islamique s’explique par la répression sanglante contre l’opposition syrienne et le jeu trouble pratiqué par Damas à l’égard des islamistes. Plus largement, ils considèrent que la situation régionale actuelle est la conséquence de l’impasse historique dans laquelle se trouve le monde arabe et musulman, du fait de l’autoritarisme des régimes en place et de leur incapacité à mener des politiques de développement efficaces (elles supposent une profonde remise en cause des pratiques politiques). L’engagement politique, diplomatique et militaire sur ce front doit aller de pair avec l’encouragement de réformes politiques et économiques.

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