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Le Qatar ne veut plus passer pour l’allié systématique des islamistes

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Le fait d’expulser de l’Emirat des membres des Frères musulmans entre dans cette nouvelle volonté de Doha de ne plus apparaître systématiquement comme le « sponsor » des islamistes. (Crédit : Shutterstock)

 

Le Qatar a demandé samedi 13 septembre à sept membres des Frères musulmans, dont le secrétaire général de la confrérie, de quitter l’Emirat, où ils avaient fui la répression dont ils font l’objet depuis l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi en Egypte.

Ce soutien qatari a provoqué une grave crise diplomatique régionale en mars ; l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn avaient rappelé leurs ambassadeurs en poste à Doha.

Au moment où la violence des djihadistes de l’Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie scandalise l’opinion internationale, le riche Emirat souhaite prendre de la distance – mais non rompre – avec les groupes islamistes, dont il est souvent accusé d’être un des principaux financiers.

L’éclairage de Haoues Seniguer, Docteur en science politique, chargé de cours à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (IEP), chercheur associé au Groupe de Recherches et d’Études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO).

 

JOL Press : Doha vient de demander à sept responsables des Frères musulmans de quitter son Emirat. Pourquoi ?

 

Haoues Seniguer : Plusieurs raisons non exclusives les unes des autres et, bien sûr, non exhaustives, peuvent expliquer cette éviction des sept cadres Frères musulmans.

La première des raisons réside dans les errements de la diplomatie qatarie ces deux à trois dernières années, qui a beaucoup soutenu la mouvance islamiste sunnite, notamment après les révoltes populaires dans le monde arabe, et ce, à partir de l’hiver 2010-2011.

Le pari sur les Frères musulmans en Égypte, avec la destitution du président islamiste Mohamed Morsi le 3 juillet 2013 par l’armée aux ordres du Maréchal Abdel Fattah al-Sissi, a été un échec. En Tunisie, le mouvement islamiste tunisien Ennahda, lui-même soutenu par l’Emirat, a eu toutes les peines à rassurer la société civile et à convaincre pendant la période de transition, laquelle se prolonge encore.

Par ailleurs, sur le volet syrien, la politique étrangère qatarie a été un véritable échec et a, par conséquent, tourné au fiasco. L’opposition syrienne a été complètement phagocytée et supplantée par des groupes djihadistes incontrôlables opposés avec violence au régime répressif et autoritaire de Bachar al-Assad. Or le Qatar a financé ces groupes indistinctement, aussi bien ceux communément qualifiés de « modérés » que les plus radicaux.

Echecs diplomatiques, donc, qui ont conduit le Qatar à revisiter à présent le type de relations qu’il entretient avec les Frères musulmans, et les islamistes de façon générale – lesquels ont, qu’ils soient violents ou non, un logiciel idéologique à peu de choses près identique à la matrice que représentent les Frères musulmans égyptiens.

La seconde raison, c’est l’émergence de l’Etat islamique (EI), lequel est une organisation islamiste violente transnationale qui échappe désormais des mains de ceux qui l’ont nourrie. L’EI qui, rappelons-le, a bénéficié, à un moment ou à un autre, de financements, du soutien matériel, logistique et symbolique, de la part de l’Emirat et de l’Arabie Saoudite. C’est un peu le monstre qui se retourne contre ses mécènes. Depuis, le Qatar, et évidemment aussi l’Arabie Saoudite, craint davantage pour sa sécurité intérieure.

Troisième raison, enfin : l’émotion générale provoquée par la violence de l’EI. Cette image là est éminemment négative pour le Qatar compte tenu des relations plutôt bonnes que l’Emirat entretient avec les partenaires occidentaux. Doha, dans cette perspective, tente de donner des gages. Le fait d’avoir expulsé les sept Frères musulmans, qui est un geste de défiance fort envers les nombreux sympathisants de la mouvance au Qatar et dans le monde, entre dans cette volonté de ne plus apparaître systématiquement comme le sponsor des Frères musulmans, des islamistes de façon générale, qu’ils soient légalistes ou violents.

Il pourrait y avoir également une quatrième raison, étroitement solidaire des premières énoncées : le dégel progressif des relations tendues de ces derniers mois entre les diplomaties qatarie et égyptienne, compte tenu de l’avènement du phénomène « EI ». On sait, en outre, que le président Al-Sissi voue aux gémonies les Frères musulmans d’Égypte et d’ailleurs !

JOL Press : Cette décision signifie-t-elle un divorce définitif avec l’ensemble de la galaxie des Frères musulmans ?

 

Haoues Seniguer : Absolument pas. Econduire sept Frères musulmans, c’est une manière pour les autorités qataries de donner des gages, au moins à court ou moyen terme, et des signes de bonne conduite aux Occidentaux ; montrer que le Qatar est rentré dans le rang, et qu’il ne soutiendra plus, à l’avenir, toujours et partout les islamistes.

Cela étant dit, le Qatar, structurellement, partage la même vision de l’islam que les Frères musulmans, une vision extrêmement normative et rigoriste de la religion. Ce n’est pas une rupture définitive, de loin s’en faut ; c’est un geste symbolique, destiné à apaiser les tensions qui peuvent naître entre le Qatar et ses alliés occidentaux et arabes – notamment, en l’occurrence, égyptien.

JOL Press : N’y a-t-il pas un paradoxe pour le Qatar à expulser des responsables des Frères musulmans tout en continuant à se revendiquer de la même vision du monde ?

 

Haoues Seniguer : La réponse est dans la question, très pertinente d’ailleurs. Comme l’Emirat a fondé sa diplomatie sur une forme de duplicité et d’ambivalence, de « dérapage contrôlé », cela ne surprend pas l’observateur qui analyse sur le long terme l’attitude de l’Emirat. C’est donner aux uns pour reprendre aux autres. Faire des pas en avant, puis des pas en arrière. Voilà comment on pourrait résumer la diplomatie qatarie.

Cette ambivalence est sans conteste liée aussi aux rapports de force qui peuvent, ici ou là, jaillir au sommet du pouvoir étatique, qui demeure très largement de type oligarchique. Donner d’une main ce que l’on reprend de l’autre. C’est-à-dire tenter de satisfaire la frange la plus conservatrice de sa population acquise à l’idéologie des Frères musulmans, et en même temps ne pas aller trop loin dans ce soutien pour ne pas trop mécontenter les partenaires occidentaux qui voient d’un mauvais oeil le courant des Frères musulmans. C’est à moitié paradoxal, mais pas totalement, si l’on considère l’ambivalence structurelle de la diplomatie qatarie.

JOL Press : Quelle est la position du Qatar par rapport à la coalition qui est en train d’être réunie par les Etats-Unis pour frapper l’EI en Irak et en Syrie ?

 

Haoues Seniguer : Le Qatar, ses élites politiques en tout cas, semble vouloir aller dans le sens d’une intervention américaine, dans la mesure où l’EI peut à terme représenter un danger pour ses intérêts et sa propre sécurité.

Mais il y a des dissensions internes au sein de l’Emirat. Yûsuf al-Qaradhâwî, le théologien officiel du pouvoir, est contre. Pourquoi, alors même qu’il a soutenu l’action américaine en Libye et en Syrie, y compris en appelant au djihad les musulmans du monde ? Aux yeux du prédicateur, Muammar Khadafi n’était plus tout à fait musulman, car il ne lui a jamais été pardonné d’avoir marginalisé, de son vivant, la Sunna (traditions prophétiques) au profit du seul Coran ; le régime de Bachar al-Assad, qualifié de « nusayrite » (appellation éminemment péjorative référant à la communauté des Alaouites), est considéré comme « plus mécréant que les juifs et les chrétiens ».

Yûsuf. al-Qaradhâwî est ainsi bien plus indulgent avec l’État islamique qu’il ne l’a jamais été avec les chefs d’État Khadafi et Assad. L’EI est en effet dirigé par Abou Bakr al-Baghdadi… profondément anti-chiite. Voilà un point commun entre le prédicateur islamiste et l’EI…

Quoi qu’il en soit des dissensions internes, reste que la plus grande base américaine en dehors des Etats-Unis, c’est le Qatar qui l’abrite (le CENTCOM). Donc, si des frappes américaines devaient avoir lieu, forcément que le Qatar serait d’une façon ou d’une autre impliqué.

La position de Yûsuf al-Qaradhâwî permet à Doha de ménager la chèvre et le choux. Encore une fois, il s’agit d’un demi paradoxe de l’Emirat : ménager à la fois la société qatarie, conservatrice et très anti-américaine, tout en satisfaisant les diplomaties occidentales. Donner d’une main ce que vous reprenez d’une autre. Ou, mieux, quatre pas en avant, cinq pas en arrière. 

JOL Press : Un ministre allemand a accusé cette semaine le Qatar de financer l’EI. Ce n’est pas la première fois que l’Emirat fait l’objet de telles accusations. Celles-ci sont-elles fondées ?

 

Haoues Seniguer : C’est une hypothèse crédible pour plusieurs raisons.

La première est que l’EI, initialement, est un mouvement anti-chiite, par essence, donc, anti-Assad, vu essentiellement comme « un chiite ».

La seconde raison réside dans le fait que le Qatar fonctionne comme un Etat néo-patrimonial, un Etat qui confond fonds publics et fonds privés. Il y a une petite élite qui contrôle l’État, en d’autres termes, une oligarchie gouvernante qui contrôle l’essentiel des richesses du pays et organise les politiques publiques. Même si les transferts vers l’EI proviennent de fonds privés, les donateurs évoluent forcément autour de structures étatiques du pouvoir.

On ne peut donc pas dire « qu’on ne savait pas ! » Si, réellement, il y avait eu une volonté de combattre le radicalisme ou la violence au nom de l’islam, une partie au moins de l’appareil qatari se serait donc désolidarisé assez vite des personnalités privées, en dénonçant ou en prenant des moyens de rétorsion réels. Or il n’en a rien été.

C’est pour cela que cela rend crédible l’hypothèse d’un financement probable de ces groupes djihadistes se réclamant de l’islam contre Assad en Syrie et Maliki [Premier ministre irakien, ndlr] en Irak.
 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

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Haoues Seniguer est Docteur en science politique, chargé de cours à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (IEP), chercheur associé au Groupe de Recherches et d’Études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (GREMMO).

 

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