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Kobané assiégée par l’EI: la posture «à la Ponce Pilate» de la Turquie?

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Le 20 septembre 2014, la Turquie ouvre ses frontières aux réfugiés syriens fuyant la ville kurde de Kobané, menacée par les djihadistes de l’Etat islamique. (Crédit : Shutterstock)

 

A l’heure qu’il est, les combats entre les combattants kurdes et les djihadistes de l’Etat islamique (EI) se poursuivent dans plusieurs quartiers de la la troisième ville kurde de Syrie (Aïn al-Arab en langue arabe).

La coalition internationale, qui a entamé sa campagne de frappes aériennes en Syrie le 23 septembre, n’a mené qu’un nombre limité de raids dans la zone, ne permettant pas de stopper la progression des islamistes.

Face à l’avancée de ces derniers, connus pour leurs barbaries (viols, enlèvements, décapitations…), les civils fuient par centaines chercher refuge en Turquie – où ils s’entassent dans les camps déjà remplis par les centaines de milliers de réfugiés syriens.

Directement menacée par l’Etat islamique aujourd’hui à ses portes – lequel a proclamé, fin juin, un « califat » à cheval entre l’Irak et la Syrie ; assaillie par un flot ininterrompu de réfugiés, la Turquie s’est déclaré prête à s’engager militairement aux côtés de la coalition internationale intervenant en Syrie et en Irak.

Les Turcs ont beaucoup tardé avant d’offrir leur participation. La raison ? La coalition conduite par les Etats-Unis arme les combattants kurdes en lutte sur le terrain contre l’EI, notamment, parmi eux, le Parti de l’union démocratique, projection syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ceux-là mêmes qu’Ankara combat sur son propre sol depuis plus de de trois décennies…

Comme l’expliquait à JOL Press Bayram Balci, spécialiste de la Turquie, chercheur au CERI-Sciences Po : « La vraie crainte d’Ankara, c’est de voir se former une entité autonome, voire indépendante, kurde en Syrie. Une évolution qui aurait des conséquences sur les Kurdes de Turquie, qui demanderaient aussi une large autonomie, puis, à moyen terme, une indépendance ou un rattachement à un grand Kurdistan. »

Aussi, illustrant l’adage selon lequel « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », la Turquie, aurait, selon nombre de spécialistes, appuyé ces derniers mois d’une façon ou d’une autre les djihadistes dans leur effort de conquête.

L’attitude d’Ankara face au siège de Kobané par l’Etat islamique est une nouvelle preuve du malaise turc dans la coalition.

(Lire aussi : La Turquie s’engage-t-elle dans la coalition avec les mêmes objectifs que ses partenaires ?)

Or, cette semaine, le leader séparatiste kurde emprisonné, Abdullah Öcalan, a averti que les négociations de paix entre le PKK et l’Etat turc ne tiendraient plus si la population, majoritairement kurde, de Kobané venait à être attaquée par les combattants de l’EI.

Ankara se trouve aujourd’hui au pied du mur. Son attitude trouble, ambigüe, risque aujourd’hui de la mettre, elle aussi, sous la menace directe des djihadistes. Son « laisser-faire », voire son double-jeu, menace par ailleurs désormais les négociations entamées au début de l’année 2013 avec les Kurdes, censées régler un conflit qui déchire depuis trente ans la Turquie et a déjà causé la mort de 45 000 personnes.

L’éclairage de Jean Marcou.

 

JOL Press : Ankara estime que reconnaître la légitimité de la lutte des peshmergas contre l’EI, voire les armer, renforcerait l’audience du PKK que le gouvernement turc n’a cessé de combattre. Pour contrer leur influence – et repousser indéfiniment la création d’un Grand Kurdistan -, le gouvernement turc et ses services secrets ont-il aidé de quelque manière l’EI ?

 

Jean Marcou : Pour répondre à votre question, il faut la rétablir dans l’évolution de la crise syrienne et des relations de la Turquie avec les différents protagonistes de cette crise.

Souhaitant la chute rapide de Bachar el-Assad après avoir rompu avec lui pendant l’été 2011, le gouvernement turc apporte son appui à l’opposition syrienne sous diverses formes, sans trop se préoccuper de la nature des mouvements qui profitent de ce soutien. Après la perte par l’armée syrienne de Bachar el-Assad du contrôle de sa frontière avec la Turquie (mi-2012), celle-ci devient à plus forte raison la base arrière de l’opposition syrienne.

Or, cette opposition change rapidement. L’année 2013 voit notamment les mouvements islamistes les plus radicaux marginaliser les forces syriennes modérées, notamment l’Armée libre syrienne (ASL). Parmi ces mouvements « l’Etat islamique en Irak et au Levant » (EIIL) est le plus entreprenant et ne tarde pas à défaire militairement non seulement l’ASL, mais d’autres mouvements islamistes comme à Al Nosra.

Depuis 2012, la Turquie avait du se résoudre à cohabiter avec les zones autonomes kurdes syriennes contrôlées par le PYD de Saleh Muslim, qui semblait ne pas avoir totalement rompu avec Damas et qui refusait la tutelle de l’opposition. En 2013, elle se rend compte qu’elle a désormais un second voisin encombrant : l’EIIL. Elle se met alors à démentir apporter de l’aide à des mouvements djihadistes, ce qui donne des espoirs aux Kurdes syriens qui affrontent désormais l’EIIL dans le nord de la Syrie.

Pendant l’été 2013, Saleh Muslim est reçu plusieurs fois en Turquie de façon officieuse. On se demande alors si la Turquie ne cherche pas à établir avec les Kurdes syriens les mêmes relations de bon voisinage que celles qu’elle entretient avec les Kurdes irakiens du PDK de Massoud Barzani. Le chef de la diplomatie turque, Ahmet Davutoğlu, affirme même à plusieurs reprises que la Turquie pourrait fort bien cohabiter avec des régions kurdes irakienne et syrienne autonomes. Mais le PYD syrien (en réalité branche syrienne du PKK) n’est pas le PDK irakien, et il entretient en outre des rapports difficiles avec lui.

La méfiance des Turcs à l’égard des Kurdes syriens demeure donc et, lors de sa venue en Turquie, Saleh Muslim est surtout averti des risques que présenterait pour lui une déclaration de l’indépendance ou de l’autonomie du nord kurde de la Syrie (ce qui se produira de toute façon en 2014). En fait, Ankara se met à jouer un jeu à plusieurs bandes avec ses nouveaux voisins, tout en espérant que l’opposition islamique modérée syrienne reprendra le dessus. Mais ceci reste un vœu pieux, car celle-ci est désormais marginalisée.

En novembre 2013, Recep Tayyip Erdoğan accueille Massoud Barzani à Diyarbakır (la capitale des Kurdes de Turquie) lors d’un grand meeting populaire destiné à relancer le processus de résolution de la question kurde en Turquie. Mais l’initiative est aussi perçue par beaucoup comme un avertissement adressé par les deux leaders aux Kurdes syriens qui sont en train de proclamer leur autonomie.

En mars 2014, pour la première fois, la Turquie est directement confrontée à l’EIIL lorsque celui-ci menace la tombe de Süleyman Shah (une enclave turque dans le nord de la Syrie). Elle décourage une éventuelle attaque djihadiste en affirmant qu’elle défendra cette enclave territoriale quoiqu’il arrive. En dépit de ce premier accrochage, lorsqu’en juin 2014, l’EIIL (qui va devenir l’Etat islamique) lance son offensive sur Mossoul, le gouvernement turc pense que la position « neutraliste » qu’il a observée jusqu’à présent protège ses ressortissants. Ainsi n’évacue-t-il pas son consulat général dans cette ville.

Une lourde bévue dont on connaît la suite : « l’Etat islamique » (EI) prend en otage pendant 101 jours les membres du consulat en question et leurs familles (soit 49 personnes) ! Pourtant, lorsque pour repousser cette offensive de l’EI, ses alliés kurdes irakiens commencent à recevoir des livraisons d’armes des Occidentaux, Ankara s’en inquiète.

Après la prise de Mossoul et des zones Kurdes Yazidis par les djihadistes dans le nord de l’Irak, en effet, les Kurdes ont surmonté leurs divergences et se sont unis, le PKK turc notamment étant venu prêter main forte aux peshmergas irakiens. Mais la Turquie redoute que le PKK ne bénéficie de cette aide militaire et la retourne contre elleEn dépit de la menace de l’EI, la méfiance continue donc de dominer les rapports en Turcs et Kurdes. 

JOL Press : Le leader séparatiste kurde emprisonné, Abdullah Öcalan, a averti que les négociations de paix entre le PKK et l’Etat turc tourneraient court si la population, majoritairement kurde, de la ville syrienne de Kobané, assiégée par l’EI, venait à être massacrée. Pense-t-il vraiment pouvoir attendre de l’aide d’Ankara ? Comment le PKK pourrait-il réagir si Ankara ne répondait pas à son appel ?

 

Jean Marcou : C’est effectivement un moyen de pression important sur Ankara. Tant Recep Tayyip Erdoğan qu’Ahmet Davutoğlu ont fait une priorité de la résolution politique de la question kurde en Turquie.

Le siège de Kobané par les forces de l’EI se déroule sous les yeux de l’armée turque, stationnée de l’autre côté de la frontière. La Turquie, qui avait d’abord laissé passer des volontaires kurdes pour aller aider les Kurdes syriens qui défendent Kobané, les empêche désormais de franchir la frontière. Ceci provoque d’ailleurs des affrontements quotidiens.

Or, il sera difficile à la Turquie de se dire extérieure à tous ces développements, car une partie significative de sa population est kurde et que celle-ci est représentée au parlement turc et de plus en plus intégrée dans la vie sociale et politique. Les hommes politiques kurdes de Turquie, notamment Selahattin Demirtaş (le candidat à la présidentielle turque du mois d’août qui a obtenu près de 10% des voix), appellent le gouvernement turc à ne pas abandonner Kobané. Le 2 octobre, le premier ministre turc, Ahmet Davutoğlu a même affirmé qu’il souhaitait que Kobané reste kurde.

Dans un tel contexte, si Kobané devait être prise par l’EI avec les exactions auxquelles on peut s’attendre, « le processus de règlement » en serait sûrement affecté et risquerait de s’éteindre.

Le 4 octobre, Recep Tayyip Erdoğan a néanmoins renvoyé dos-à-dos le PKK et l’EI, en se demandant pourquoi on devrait lier le sort de Kobané à celui du sud-est de la Turquie. Une telle déclaration est lourde de sens, car elle annonce le maintien d’une posture turque « à la Ponce Pilate ».

JOL Press : La Turquie vient de décider de s’engager militairement aux côtés de la coalition internationale. Peut-on croire qu’elle ait réellement engagé un virage et qu’elle ait décidé de frapper l’EI ? Certains parlent de « double jeu »…

 

Jean Marcou : Au cours des vingt dernières années, la Turquie n’a jamais été très enthousiaste à l’égard des coalitions internationales formées par ses alliés occidentaux pour intervenir dans son environnement régional. On se souvient des réserves turques à l’égard de la guerre du Golfe, des interventions américaines en Irak et en Afghanistan, ou de l’action de la coalition internationale en Libye.

En réalité, face à ce genre d’opérations, sa stratégie a toujours été d’avoir un pied dedans et un pied dehors. En tant qu’alliée des pays occidentaux et membre de l’OTAN, elle est certes un point d’appui défensif et logistique (mettant à disposition ses bases et coopérant en matière de renseignement), mais elle se refuse généralement à être une tête de pont pour une offensive.

Le 20 septembre 2014, la libération des 49 otages de Mossoul a suscité l’espoir d’un plus grand engagement d’une Turquie qui se tenait en dehors des efforts faits, au cours des semaines précédentes, par les Etats-Unis pour essayer de mettre sur pied une coalition internationale contre l’EI. Le gouvernement turc a certes fait voter par son parlement un renouvellement des résolutions qui autorisent l’armée à intervenir en Irak et en Syrie en les élargissant. Il a également rappelé qu’il défendrait la tombe de Suleyman Shah. Mais cela ne constitue pas pour autant une entrée en guerre contre l’EI.

Au moment du vote des motions parlementaires, le gouvernement a même déclaré qu’il fallait aborder la résolution de la crise syrienne dans sa totalité et ne pas agir simplement contre l’EI, mais aussi contre le régime de Bachar el-Assad. Ce qui, là encore, est une manière de dire que la Turquie n’est pas pressée de s’engager militairement.

Pour l’heure, les Turcs paraissent surtout préoccupés par l’idée de sécuriser les positions de l’ASL dans le nord de la Syrie. Le 4 octobre 2014, d’ailleurs, les services de renseignement turcs ont demandé à Saleh Muslim, le leader du PYD syrien, de prendre clairement position contre le régime de Damas, de faire acte d’allégeance à l’ASL et à se démarquer du PKK.

Cette reprise de contact entre les Kurdes syriens et la Turquie (qui ne s’étaient pas parlés officiellement depuis 2013) annonce peut-être un changement dans l’attitude de la Turquie à l’égard de la situation de Kobané (notamment l’acceptation que des renforts en hommes et en matériel transitent par le territoire turc), mais il est trop tôt pour le dire.

JOL Press : Quelle conséquence l’ouverture de la frontière turque à des milliers de Kurdes syriens aura-t-elle ?

 

Jean Marcou : Plus de 160 000 Kurdes syriens (surtout des femmes et des enfants) ont franchi la frontière depuis le 19 septembre, date de l’ouverture de celle-ci au moment de l’offensive de l’EI.

Cela vient s’ajouter aux milliers de Kurdes yazidis qui ont déjà trouvé refuge en Turquie au mois d’août, et bien sûr au nombre considérable de réfugiés syriens arrivés depuis 2011, qui seraient désormais près de 2 millions.

Cette situation est particulièrement préoccupante pour la Turquie, car ces réfugiés, dont on pensait qu’ils retourneraient rapidement chez eux, risquent de ne jamais pouvoir le faire, la guerre civile se poursuivant en Syrie. La Turquie risque ainsi d’avoir à gérer une génération sacrifiée de Syriens de toutes origines (Arabes sunnites, chrétiens, Kurdes…). Près de 60 000 enfants syriens sont déjà nés en Turquie depuis le début de la crise…

JOL Press : Où en est le processus de paix engagé entre Ankara et les Kurdes ? À quand sont fixées les prochaines échéances des négociations ?

 

Jean Marcou : Commencée au début de l’année 2013, la conduite de ce processus a été retardée par les événements de Gezi puis, depuis le début de l’année 2014, par des rendez-vous électoraux importants : élections locales de mars, élection présidentielle d’août.

Le 10 août 2014, au soir de son élection à la présidence de la République, Recep Tayyip Erdoğan a affirmé que la résolution de la question kurde restait l’une de ses priorités, comme l’a fait d’ailleurs le nouveau premier ministre Ahmet Davutoğlu, lors de l’investiture de son gouvernement au parlement.

Après l’élection d’Erdoğan le chef des services de renseignement turc aurait rencontré Abdullah Öcalan pour le rassurer sur les intentions du nouveau président.

Tant du côté kurde que du côté gouvernemental, il y a eu plusieurs appels du pied depuis l’élection présidentielle. De nouvelles structures ont été mises en place également, mais pour l’heure aucune feuille de route précise n’a été adoptée.

JOL Press : La crise irako-syrienne a t-elle des chances de déboucher sur le grand Kurdistan que redoute Ankara ? Dans quel sens en tout cas peut-elle influer sur les négociations ?

 

Jean Marcou : En Irak et en Syrie, les Kurdes tiennent des zones qui sont de fait quasiment indépendantes. En Turquie, ils constituent la quatrième force politique représentée au parlement.

Il est néanmoins peu probable que cette montée en force des Kurdes dans la région débouche sur un grand Kurdistan indépendant.

D’abord, de par leur appartenance à des pays, à des religions voire à des cultures différentes, les Kurdes ont du mal à s’unir.

Ensuite, il est probable que les pays de provenance des Kurdes, qui ne sont pas favorables à une telle option, s’y opposeront. 

En juin dernier, après la fuite de l’armée fédérale irakienne dans le nord du pays face à l’avance de l’EI, le gouvernement régional kurde de Massoud Barzani, qui venait de surcroît de prendre la ville de Kirkouk pour éviter que les djihadistes ne s’en emparent, a évoqué la prochaine proclamation de l’indépendance du Kurdistan irakien.

Bien qu’Erbil ait agi en contact étroit avec son allié turc, en s’engageant à le tenir en permanence informé des futurs développement du projet, Ankara a réitéré peu après son attachement au maintien de l’intégrité de l’Irak

 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

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Jean Marcou est directeur des relations internationales et du Master « Méditerranée Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble, chercheur associé à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul, spécialiste de la question kurde.

 
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