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Turquie/Kurdes: une impossible réconciliation?

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(Crédit : Shutterstock)
 

Des raids aériens turcs ont frappé lundi 13 octobre des positions du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dans le sud-est de la Turquie, en riposte aux attaques dont ont été la cible les forces de sécurités turques depuis trois jours dans la région.

La pression est donc encore montée d’un cran entre Ankara et les Kurdes de Turquie. Depuis que les djihadistes de l’Etat islamique (EI) sont entrés, le 6 octobre, dans la ville kurde syrienne de Kobané, à quelques kilomètres de la frontière turque, le gouvernement islamo-conservateur de Recep Erdogan est sous le feu des critiques. La communauté internationale, mais surtout donc les Kurdes, lui reprochent de tergiverser pour prêter main forte à la ville assiégée.

(Lire aussi : Kobané assiégée par l’EI : la posture « à la Ponce Pilate » de la Turquie ? et La Turquie ne cible « ni l’EI ni les Kurdes, mais Bachar al-Assad »)

Aussi, dans un entretien donné samedi 11 octobre à la presse allemande, le PKK, par la voix de l’un des plus hauts dirigeants du mouvement, Cemil Bayik, a-t-il menacé la Turquie de reprendre les armes si celle-ci ne se décidait pas à intervenir à Kobané – où la campagne de raids aériens menée par la coalition occidentalo-arabe, pour l’heure, ne permet pas de faire reculer les islamistes : « Si la Turquie continue dans sa voie, si elle refuse de venir en aide à Kobané, nous reprendrons notre guérilla pour défendre notre peuple. »

Si la ville kurde en Syrie devait tomber sous le joug des djihadistes, il apparaît donc certain que les négociations entamées fin 2012 entre les rebelles du PKK et Ankara se trouveraient, de facto, interrompues. Le siège de Kobané est-il donc en passe d’enterrer toute chance de mettre un terme au conflit qui, depuis trois décennies – au cours desquelles 45 000 personnes l’ont payé de leur vie – déchire la Turquie ?

C’est que, ce que redoute par dessus tout Ankara, est de voir l’émergence d’un « grand Kurdistan ». Or, s’il se formait une entité autonome, voire indépendante, kurde en Syrie, cela pourrait avoir des conséquences sur les Kurdes de Turquie, qui demanderaient aussi une large autonomie, puis, à moyen terme, une indépendance ou un rattachement à l’impensable Kurdistan. D’où la position attentiste d’Ankara à Kobané.

De fait, « galvanisés » par le fait de se trouver en première ligne dans la lutte engagée contre les djihadistes, armé par les Occidentaux, les Kurdes de la région se prennent à rêver à l’abolition des frontières de la Première Guerre mondiale qui les avait alors dispersés sur quatre pays (Irak, Syrie, Turquie, Iran). S’ils n’évoquent pas – encore – un futur Etat kurde, une autonomie élargie, comme celle dont jouissent les Kurdes d’Irak du Nord, les contenterait sans nul doute, notamment en Turquie.

(Lire aussi : Kurdes d’Irak et de Syrie : entre solidarité identitaire et rivalité de leadership)

Alors que le processus de paix engagé entre Ankara et le PKK faisait espérer à une solution au conflit qui les oppose depuis trente ans, la guerre contre l’EI réveille l’éternel antagonisme, jamais loin. Entre Turcs et Kurdes, la réconciliation est-elle impossible ?

L’éclairage de Jean Marcou.

 

JOL Press : Qu’est-ce qui différencie Kurdes et Turcs ?

 

Jean Marcou : Il est difficile de répondre à votre question sans rappeler que les Kurdes de Turquie sont en général des citoyens turcs comme les Turcs. Donc tout dépend bien sûr de ce que l’on entend par « Turcs » et par « Kurdes ».

Sur le plan ethnique et culturel, si c’est le sens de votre question, les Kurdes appartiennent à la galaxie des peuples iraniens. Ils parlent des langues indo-européennes (en Turquie, le kurmaji et le zazaki). Leur présence au carrefour des actuels Etats turc, iranien, irakien et syrien, est extrêmement ancienne (plusieurs millénaires). 

Les Turcs de la Turquie contemporaine descendent de peuples nomades venus d’Asie centrale, qui se sont établis en Anatolie à partir du Xe siècle. Ils parlent une langue appartenant à la famille ouralo-baltaïque (comme le finlandais ou le hongrois, en Europe).

JOL Press : Quels sont les rapports entre Turcs et Kurdes en Turquie ?

 

Jean Marcou : Il n’y a pas d’obstacles religieux majeurs à un « mélange » des Turcs et des Kurdes, notamment à la conclusion de mariages mixtes dans les régions kurdes ou en dehors. Car, pour l’essentiel, les uns et les autres relèvent de religions dominantes en Turquie (l’islam sunnite pour la majorité d’entre eux, l’alévisme dans certaines zones).

Mais ce constat ne permet pas toujours évidemment de surmonter des obstacles familiaux ou tribaux.

JOL Press : D’où le nationalisme kurde tire-t-il son/ses origine(s) ?

 

Jean Marcou : Ce nationalisme est relativement tardif, plus tardif encore que le nationalisme turc (apparu au début du 20e siècle). Les premières révoltes kurdes dans les années 1920 (soulèvement de Cheikh Said, notamment), après la fondation de la République de Turquie (à laquelle les Kurdes ont contribué ayant participé à la guerre d’indépendance aux côtés de Mustafa Kemal entre 1919 et 1922) sont des mouvements qui contestent surtout la modernisation laïque imposée par le haut par l’administration kémaliste.

Par la suite, après la répression de ces premiers mouvements et celle des Kurdes-alévis de Dersim (en 1938), la question kurde tombe un peu dans l’oubli en Turquie, alors même qu’elle se réveille en Iran, avec l’éphémère République de Sahadabad (en 1946), et surtout en Irak avec la rébellion de Mustafa Barzani (à partir des années 1960) qui aboutit, à l’issue de la guerre du Golfe (en 1990-1991) à la création d’une région quasi-indépendante dans le nord du pays.

En Turquie, la guérilla, qui a perduré jusqu’à nos jours, est issue de mouvements de contestation marxistes dans les années 1970, qui très durement réprimés par le coup d’Etat militaire de 1980, ont basculé dans la lutte armée en 1984.

JOL Press : Sur quels fondements, valeurs, le PKK s’est-il construit ?

 

Jean Marcou : Outre le nationalisme kurde et la revendication initiale de l’indépendance, le PKK est à l’origine un mouvement marxiste-léniniste, comparable à d’autres mouvements de libération nationale des années 1960-1970 se voulant anti-impérialistes et communistes.

De là son nom de PKK (en kurde Partiya Karkerên Kurdistan), ce qui veut dire : Parti des travailleurs du Kurdistan.

JOL Press : Que craint Ankara si les Kurdes prenaient leur autonomie ou leur indépendance ?

 

Jean Marcou : République unitaire encore très centralisée, la Turquie considère son territoire comme une entité indivisible. Juridiquement elle estime que ses citoyens ont les même droits et devoirs, quelles que soient leurs origines.

Si elle accepte aujourd’hui la pratique courante des langues kurdes et, dans une certaine mesure, leur usage administratif, elle refuse qu’elles puissent notamment être utilisées comme langues d’enseignement fondamental. Donc Ankara craint en fait un délitement du pays.

JOL Press : Durant les trois dernières décennies, les Kurdes ont pu être qualifiés de « terroristes », tandis qu’on a pu reprocher à Ankara son « intransigeance » et son attitude « brutalement répressive». Quel a été le plus intransigeant et/ou le plus terroriste des deux ?

 

Jean Marcou : Attention là encore à la terminologie, le terme « terroriste » est utilisé par l’Etat turc mais aussi par l’UE et les pays occidentaux pour caractériser une organisation comme le PKK. Mais tous les Kurdes ne sont pas considérés comme tels en Turquie, et le parti parlementaire kurde est même le 4e parti (en nombre de sièges) représenté au parlement.

Toutefois, vous avez raison de dire que la Turquie a eu tendance à appliquer ce terme abusivement à des organisations ou des personnes à partir du moment où elles critiquaient la politique qui était conduite par le gouvernement ou l’armée, et qu’elles revendiquaient plus de droits pour les Kurdes.

Cette négation du fait kurde en Turquie pendant trop longtemps a probablement contribué au développement d’un mouvement radical comme le PKK.

JOL Press :  Sur quoi portaient les négociations ouvertes fin 2012 entre le PKK et le gouvernement turc ? Semblaient-elles à même de régler « pour de bon » ce conflit vieux de 30 ans ?

 

Jean Marcou : C’est le 3ème processus tenté depuis 2009 pour essayer de résoudre la question kurde. Le problème est qu’il n’y a pas vraiment de feuille de route et d’objectifs définis dans cette affaire, même si, cette fois, Abdullah Öcalan, le leader du PKK qui purge une peine de prison à vie, au large d’Istanbul, est directement impliqué dans la négociation.

JOL Press : Aujourd’hui, les Kurdes de Turquie réclament-ils l’autonomie ou l’indépendance ?

 

Jean Marcou : Désormais, même le PKK ne réclame plus qu’une autonomie et une reconnaissance des Kurdes au sein de l’Etat turc.

JOL Press : Au sujet de le la situation en cours à Kobané, quels sont les calculs de part et d’autre ? 

 

Jean Marcou : Les Kurdes incitent la Turquie à leur apporter son soutien en rappelant qu’un refus d’engagement de sa part risque de provoquer un échec du processus de paix. Les Turcs pour leur part voit derrière les Kurdes qui combattent en Syrie des membres ou des alliés du PKK, susceptibles de se retourner contre eux, le moment venu.

JOL Press : La lutte contre l’EI en Irak et en Syrie – qui voit les Kurdes en première ligne – peut-elle en quelque sorte « galvaniser » les Kurdes de la région, et les encourager à aller un peu plus loin dans leurs revendications ?

 

Jean Marcou : Pour l’instant, cette lutte est surtout défensive, vu l’urgence de la situation pour les Kurdes, en particulier les Kurdes syriens. Le péril représenté par les djihadistes de « l’Etat islamique » a effectivement galvanisé les troupes.

Une situation plus favorable, voire même une victoire des Kurdes à Kobané, incitera peut-être certains d’entre eux à revendiquer plus… mais il est possible que cela fasse renaître des divisions et elles sont potentiellement nombreuses.

JOL Press : La lutte contre l’EI en Irak et en Syrie – qui voit les Kurdes en première ligne – peut-elle faire peur à Ankara, qui craindrait là que les Kurdes gagnent en influence et en légitimité, et la conduise donc à durcir sa position ?

 

Jean Marcou : Il est clair que la Turquie redoute déjà qu’une victoire des Kurdes, en particulier du PYD-PKK, ne renforce un mouvement qui retrouverait en Syrie les bases arrière dont il a disposé jusqu’en 1999. De là, la position intransigeante d’Ankara.

JOL Press : Qu’est-ce qui pourrait rendre possible une réconciliation entre Ankara et les Kurdes ?

 

Jean Marcou : Probablement la poursuite d’un processus politique permettant le développement des droits civiques et politiques des Kurdes dans un cadre apaisé. Tout le problème actuel c’est qu’avec la continuation d’une guerre civile complexe dans la Syrie voisine, ce cadre propice existe de moins en moins.

 

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

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Jean Marcou est directeur des relations internationales et du Master « Méditerranée Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble, chercheur associé à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul, spécialiste de la question kurde.

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