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Idlib ou les limites de la pose d’homme fort d’Erdogan

L’enclave d’Idlib est la dernière rémanence de l’internationalisation du conflit syrien. Située au située dans le nord-ouest du pays, contre la frontière turque, il s’agit dernière poche de rébellion après neuf années de guerre civile. Elle regroupe aujourd’hui les derniers opposants au régime de Bachar el-Assad qui n’ont pas rendu les armes – ainsi que nombre de civils. Depuis deux mois, la région fait l’objet d’une nouvelle offensive terrestre appuyée par des bombardements aériens massifs menés par l’armée russes, qui a permis une lente remontée de Damas. L’enjeu pour l’armée syrienne est de sécuriser les autoroutes M4 et M5 (qui relie Alep à Damas). Cette reprise ouverte des hostilité cause des tensions avec les forces turques déployées dans la région.

La Turquie soutient en effet les rebelles syriens et voit d’un très mauvais œil l’inexorable avancée des loyalistes. Si le président Erdogan et Vladimir Poutine étaient parvenus à s’entendre pour exclure les occidentaux de la résolution du conflit, ils ont aujourd’hui bien peu d’intérêts communs en Syrie. Aussi, en début de mois, des affrontements ont éclaté entre les deux camps, causant la mort de 8 militaires turcs. En représailles, Ankara a bombardé des positions syriennes, faisant 76 victimes. Un « riposte appropriée », a justifié le président turc mercredi, avant d’annoncer l’envoi de renforts sur le terrain. Une manœuvre davantage vouée à rassurer son opinion publique qu’à préparer un affrontement direct, tant il est vrai qu’il n’a aucun contrôle sur l’espace aérien syrien.

L’embarras d’Ankara

S’il s’agit d’une première, la confrontation directe entre Damas et Ankara est en réalité le dénouement logique des accords de Sotchi. Ce texte prévoyait l’installation de 12 postes d’observation par l’armée turque – dont 7 sont aujourd’hui encerclés par les forces syriennes. En contrepartie, Erdogan avait obtenu un fragile cessez-le feu. La Turquie était ainsi chargée de superviser des zones de désescalade, mais sans grande surprise, elle s’est montrée incapable de gérer les opposants syriens les plus radicaux, qui refusent de déposer les armes – notamment djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham, ancienne branche d’Al-Qaida qui contrôle aujourd’hui largement l’enclave. Une conclusion sans doute anticipée par Poutine, qui a tout simplement attendu que le piège se referme sur Ankara.

 « On savait que tôt ou tard, il y allait avoir un affrontement puisque les djihadistes se sont refusés aux demandes turques de désarmement et de cessez-le-feu. D’un point de vue militaire, politique et diplomatique, les Turcs sont comme piégés par la situation dont ils vont avoir quelque difficulté à sortir par le haut » expliquait justement à ce propos, Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS. Estimant que les engagements turcs n’ont pas été respectés, Damas et Moscou ont repris les hostilités. Erdogan fulmine, mais il ne lui reste guère de cartes à jouer. Alors qu’il refusait encore la semaine dernière de parler aux russes, et martelant que son homologue était Bachar el-Assad, les pourparlers entre Moscou et Ankara ont repris vendredi dans une atmosphère de tension et de défiance.

Cette reprise du dialogue fait espérer que la crise humanitaire qui touche Idlib cesse de s’envenimer. Depuis l’offensive lancée en décembre dernier, 700 000 personnes ont ainsi fui l’enclave provoquant « le plus grand déplacement de la pire guerre de notre génération », selon le chef du Conseil norvégien pour les réfugiés, Jan Egeland. Et ce d’autant que les forces aériennes russes continuent de cibler les hôpitaux et dispensaires – une méthode qui a fait ses preuves en Tchétchénie. Face à eux, un mur érigé par la Turquie le long de sa frontière. Le pays, qui accueille déjà 3,7 millions de réfugiés, redoute un nouvel afflux de réfugiés à sa frontière – en particulier les éléments radicaux qui refusent de quitter la ligne de front.

Les contradictions de la stratégie d’Erdogan

Aujourd’hui, la seule porte de sortie pour la Turquie semble être un retrait de Syrie – et un abandon de ses alliés. Si la reddition promet d’être difficile compte tenu du mauvais caractère notoire du dirigeant turc, Erdogan pourrait toutefois tenter de le monnayer contre une garantie que les réfugiés syriens restent dans leur pays. Mais cela signifierait la perte de sa zone d’influence en Syrie et sa marginalisation de facto dans la résolution du conflit. Ankara pourrait encore convaincre Moscou de faire ce qu’elle rêvait elle-même d’accomplir : d’installer les réfugiés syriens dans le territoire kurde, afin de diluer leur influence et contrer leur volonté d’indépendance. Mais cela suppose de faire confiance à un pays qui, pour Erdogan, n’a pas tenu sa part des engagements de Sotchi.

S’il semble condamné aux fourches caudines en Syrie, le Président turc semble déterminé à faire la vie dure à Moscou sur un autre champ de bataille : la Libye. Il y soutient en effet militairement le président Fayez Al-Sarraj, alors que Poutine a pris le parti de son rival, le général Khalifa Haftar. Erdogan a récemment d’envoyer des troupes en Libye pour soutenir son poulain. Pour autant, il n’a aucun intérêt à totalement rompre ses relations avec la Russie : 20 milliards d’échanges commerciaux tous les ans, le projet de gazoduc turkish stream l’achat de missiles anti-aérien russes, le projet de construction de centrale nucléaire, Erdogan a simplement trop à perdre à une brouille trop sérieuse avec Moscou. Sa posture d’ « homme fort » est cependant peu propice à une désescalade.

Plus largement, en quelques années, sa stratégie de confrontation systématique a fait passer la ligne diplomatique de la Turquie de « problèmes avec personne » à « problèmes avec tout le monde ». Très isolé ses au sein de l’OTAN – carrément brouillé avec nombre de ses membres clés – critiqué par l’opposition kémaliste pour sa gestion des intérêts nationaux en Syrie, fragilisé dans son propre pays après des défaites aux municipales à Istanbul et Ankara, deux plus grandes villes du pays, et ses piètres résultats économiques, Erdogan est dans une mauvaise passe. Le résultat d’une stratégie au coup, par coup.

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