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Les Russes entre rationalité et pragmatisme

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Russie et Occident : la bataille de la rhétorique

Alors que la révolte en Syrie contre le régime de Bachar el-Assad s’enlise et menace toujours plus de basculer dans une guerre civile dévastatrice, le discours diplomatique de la Russie et de l’Occident a consisté à s’accuser mutuellement d’être responsables de l’horrible massacre et du désordre.

L’exemple le plus récent : la réunion tendue du lundi 18 juin entre les présidents russe et américain en marge du G20, au Mexique, lors de laquelle Barack Obama n’est pas parvenu à obtenir l’aide escomptée de Vladimir Poutine pour faire tomber Assad.

Pour l’instant, la Russie est en train de perdre cette bataille de la rhétorique. Obstiné, le Kremlin affirme que ses arguments vont au-delà des simples intérêts de la Russie et considère qu’il faut envisager des solutions dans le cadre des lois qui règlent l’ordre international.

Loi internationale contre ingérence humanitaire

La communauté moscovite d’experts dans les affaires étrangères – la plupart desquels critiquent fréquemment le Kremlin – ont l’air particulièrement unis autour de la position de la Russie sur la Syrie. Pour eux, le Kremlin adhère à une série de valeurs internationales conservatrices, fondées sur le respect de la souveraineté nationale et le droit du peuple syrien à disposer de lui-même.

L’Occident, affirment-ils, se croit en mesure de faire fi de toutes limites légales  et ne fait que poursuivre ses propres intérêts géopolitiques finement déguisés en « ingérence humanitaire » d’une manière dangereuse, hypocrite et – peut-être l’accusation la plus sévère – incompétente.

« L’Occident parle en termes de buts nobles, mais leurs actions affectent la stabilité, menacent la vie de millions et laisse les gens dans une situation pire qu’avant leur intervention, » affirme Yevgeny Satanovsky, le président de l’institut indépendant d’Etudes du Moyen-Orient à Moscou. « Je ne porte pas le Kremlin haut dans mon cœur mais, en ce qui concerne la Syrie, le but russe est de minimiser les dégâts. Les approches russes sont peut-être traditionnelles et conservatrices mais, désolé de le dire, elles sont plus rationnelles que les politiques occidentales actuelles. »

L’échec des interventions « humanitaires » dans le passé

Les experts russes mettent en avant quelques exemples d’interventions ratées de l’Occident, remontant à celle de la guerre du Kosovo en 1999, que Moscou a contribué à résoudre après avoir reçu l’assurance de l’OTAN que le Kosovo ne serait jamais indépendant. Quelques années plus tard, le Kosovo gagnait son indépendance. La longue et inutile occupation de l’Irak par les Etats-Unis et l’enlisement actuel en Afghanistan sont, quant à eux, cités comme des exemples de « comment rendre les choses pires ».

Mais l’exemple le plus frais dans les esprits russes est l’intervention de l’OTAN, autorisée par l’ONU, en Libye l’année dernière, à laquelle Moscou a donné son feu vert seulement pour protéger les civils, pour ensuite voir se développer une campagne rebelle généralisée en vue d’un changement de régime, soutenue par les forces aériennes de l’Occident.

Le manque de confiance en l’Occident

« On nous a menti en permanence ; pas une seule des promesses que l’Occident nous a faites ces deux dernières décennies n’a été honorée, » constate Sergei Markov, vice-président de l’Université Economique Plekhanov à Moscou et conseiller du président Vladimir Poutine dans le passé.  

« La leçon à en tirer est qu’il vaut mieux suivre nos propres conseils sur des problématiques comme la Syrie. Ce que l’on voit est une situation extrêmement difficile qui menace d’exploser en un bain de sang massif. Personne n’aime Assad, mais si on le retire comme ça, l’état entier risque de s’écrouler avec des conséquences terribles. On souhaite avoir une conversation intelligente avec des leaders occidentaux à ce propos, mais pour le moment cela n’a pas été possible, » dit-il.

Après avoir usé de son veto – avec la Chine – sur deux résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU, qui auraient imposé des sanctions sévères et auraient permis d’envisager le départ d’Assad, la Russie a accepté le plan de Kofi Annan, qui envisage des réformes démocratiques et la présence d’observateurs de l’ONU, mais aucune sanction ou intervention militaire étrangère. Avec le plan Annan en lambeaux et la violence croissantes dans plusieurs régions syriennes, la guerre des mots s’intensifie encore.

Les Russes ont tout intérêt à défendre le principe de souveraineté

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Le premier argument de la Russie est que sa position est conforme à la loi internationale. La souveraineté est le principe suprême, affirment les représentants russes, et les tentatives occidentales pour changer ces règles n’ont jamais eu des conséquences positives.  

L’obsession de la souveraineté est enracinée dans l’intérêt national et est, elle-même, assez hypocrite. Le Kremlin craint qu’en autorisant des forces militaires extérieures à soutenir des mouvements rebelles le même principe puisse, un jour, être appliqué à la Russie. Pourtant, cela n’a pas été le cas, pour des raisons évidentes, lorsque Moscou s’occupe de ses voisins de l’ex-Union soviétique. Après avoir défié la Géorgie en 2008, Moscou a démembré son voisin du sud en reconnaissant l’indépendance des républiques séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud.

Vladimir Poutine, qui a dirigé la Russie d’une main de fer ces douze dernières années, a dénoncé les « révolutions colorées » pro-démocratie qui ont eu lieu en Géorgie, Ukraine et au Kirgyzstan et y a vu la main de services secrets étrangers. Lorsque des dizaines de milliers de manifestants anti-Kremlin sont descendus dans les rues de Moscou en décembre dernier pour demander des élections totalement libres – et honnêtes -, sa première réponse publique a été d’en faire porter la faute à Hillary Clinton : « Elle a ouvert la voie aux militants de l’opposition, leur a donné le signal, ils l’ont entendu et ont commencé à se mobiliser, » a-t-il alors déclaré.

La hantise du soulèvement populaire

« Les leaders russes craignent plus que tout une révolution et ils voient avec horreur le printemps arabe et les changements totalement désordonnés qui ont suivi son éclosion, » analyse Sergei Strokan, un journaliste qui traite de l’actualité internationale dans le quotidien moscovite Kommersant.

« La perspective la  pire pour eux est l’idée d’une révolution populaire approuvée et soutenue par l’Occident. Ils observent tout ce qui se passe avec une loupe conspiratrice. Ainsi, ils voient des rebelles soutenus par l’Occident, créant un prétexte pour une intervention militaire qui mènerait à un changement de régime favorable à l’Occident. Le plus grand regret dans les cercles diplomatiques russes et la pire accusation contre [l’ancien président Dimitri] Medvedev est d’avoir autorisé notre délégation à l’ONU à s’abstenir sur la résolution du Conseil de Sécurité qui autorisa l’utilisation de la force pour protéger les civils en Libye l’année dernière. Ils sont déterminés à ne plus laisser une chose de la sorte se produire, plus jamais, » ajoute Strokan.

Des raisons financières et politiques

La Russie a aussi des raisons financières et politiques considérables de soutenir Bachar el-Assad.

La Syrie est l’allié le plus stratégique de Moscou dans le Moyen-Orient depuis 1971. Elle a été un client majeur d’armes et de biens industriels russes. La Russie a, en ce moment, environ 5 milliards de dollars d’un énorme contrat d’armes avec la Syrie, en plus de 15 milliards venant d’autres coopérations militaire et économique plus traditionnelles – dont la seule base militaire étrangère de Russie, une station navale de rechargement de gaz dans le port syrien de Tartous.

Financièrement, soutenir les sanctions que veulent les pays occidentaux n’est jamais à l’avantage de Moscou. L’année dernière, la Russie a sacrifié environ 4,5 milliards de dollars prévus pour des échanges d’armes avec la Libye, et a perdu 13 milliards à cause des sanctions de l’ONU contre l’Iran, disent les experts.

« Moscou a peur que les événements en Syrie commencent à échapper à notre contrôle, » affirme Alexander Konovalov, le président de l’Institut indépendant pour les Evaluations stratégiques de Moscou. « Nous avons beaucoup d’intérêts économiques en jeu, mais ce n’est pas la seule chose. La perte d’influence politique est plus importante, car la Syrie est le dernier point d’ancrage dans le Moyen-Orient où la Russie a encore un rôle majeur à jouer. »

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Qui alimente la guerre civile ?

Mais le Kremlin est sur la défensive face aux accusations selon lesquelles il alimenterait la guerre civile en continuant à vendre des armes à Assad. Piqué par l’annonce récente d’Hillary Clinton selon laquelle la Russie était en train de livrer des hélicoptères d’attaque à la Syrie dans le but de les utiliser contre les manifestants, l’exportateur d’armes de Russie, Rosoboronexport, a rendu public la liste d’armes que l’entreprise vend à la Syrie, dont les systèmes anti-aériens, les missiles côtiers de défense et des avions d’entrainement. « Nous fournissons des armements qui sont défensifs et non offensifs, et il ne peut y avoir aucune accusation de violations par la Russie ou Rosoboronexport, que ce soit de droit ou de fait, » a dit aux journalistes, le porte-parole de l’agence, Igor Sevastyanov.

En plus de cela, il semblerait que l’affirmation de Clinton soit fausse. La flotte syrienne d’au moins 36 Mi-25 « Hind-D » d’hélicoptères d’attaque – une plate-forme d’artillerie volante meurtrière, rendue célèbre par les forces soviétiques en Afghanistan dans les années 1980 – a été achetée de la Russie il y a environ 20 ans. Les hélicoptères dont Clinton faisait référence ont été récemment réparé en Russie, et étaient en train de retourner en Syrie, mais aucun nouveau contrat d’hélicoptères n’a été signé en plus de dix ans, disent les experts.

La Russie rétorque que c’est l’Occident et les états arabes, dominés par les Sunnites – comme l’Arabie Saoudite et le Qatar -, qui livrent discrètement des armes pour alimenter la rébellion contre la minorité alaouite représentée par Assad en Syrie.

Pas de leçon à recevoir de l’Occident…

« On pense savoir comment le monde fonctionne mieux que personne et nos diplomates ont été actifs dans le Moyen-Orient depuis longtemps. Nous n’avons pas la moindre illusion romantique, l’après-Assad ne sera pas mieux, » dit Satanovsky. « Nous voyons une guerre religieuse se profiler en Syrie et dans la région – les Sunnites contre les Chiites – et nous ne voulons pas y être mêlés. Nous voyons toutes sortes de groupes extrémistes, dont Al Qaïda, qui se battent aux côtés de ces rebelles anti-Assad et nous nous demandons pourquoi vous ne vous en rendez pas compte…»

« Nos collègues occidentaux montrent du doigt ces terribles atrocités – qui ont lieu de plus en plus fréquemment en Syrie – et disent, « Nous devons faire quelque chose ! » mais votre propre histoire montre que vous obtenez juste le changement de régime qui vous est favorable, et ensuite vous perdez tout intérêt dans les problèmes humanitaires, » dit-il.

« En ce qui concerne la Russie, nous avons appris à nous fonder sur notre propre politique d’intérêt national. Nous ne croyons tout simplement pas que les leaders occidentaux savent ce qu’ils font et nous n’écoutons plus tout ce bla-bla. Donc, la position russe sur la Syrie restera la même et il n’y a pas de débat significatif la remettant en cause dans le gouvernement russe aujourd’hui, » conclue-t-il.  

Global Post / Adaptation Annabelle Laferrère – JOL Press

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