Aux confins du Pérou et du Brésil, en pleine forêt amazonienne, un cruel dilemme : une région enclavée, coupée du monde ou presque, et un projet de route qui, mis en oeuvre, traverserait des zones reculées où résident des tribus indiennes isolées.Un bras de fer oppose partisans et opposants au projet. L’oNG Survival International défend les peuples indigènes. Entretien.
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Le mouvement pour les peuples indigènes. Survival est la seule organisation de cette envergure agissant dans le monde entier pour les droits des peuples indigènes.
Sur le terrain, l’Organisation non gouvernementale collabore avec des centaines de communautés et d’organisations indigènes.
L’organisation Survival est totalement opposée à l’idée – souvent véhiculée – selon laquelle ces tribus dites isolées ne sont pas partie intégrante de la société moderne. Pour Survival, celles-ci font partie de la société moderne tout autant que n’importe quelle autre communauté. L’argument selon lequel ces tribus seraient rétrogrades a souvent été utilisé pour justifier leur intégration forcée, Survival s’y oppose.
Rebecca Spooner intervient directement au Pérou et suit, pour le compte de Survival International, le dossier controversé de la « route de la mort« au Pérou. Entretien.
JOL Press : Elle a été surnommée par ses adversaires la « route de la mort ». De quoi s’agit-il ?
Rebecca Spooner, Survival International : Ce projet de liaison routière doit relier deux villes du sud-est du Pérou, dans la région du Purus, le long de la frontière brésilienne dans la forêt amazonienne, Puerto Esperanza et Inapari.
JOL Press : Est-ce une liaison essentielle ?
Rebecca Spooner, Survival International : Nous parlons d’une région très isolée. Aujourd’hui, Puerto Esperanza est pratiquement coupé du monde. Il n’existe pas de route praticable, pas de liaison fluviale régulière et seulement un service aérien très épisodique et très coûteux, quasiment inabordable pour les populations locaux et qui contribue à la cherté des biens de consommations sur place.
Bien que péruviens, les habitants de cette zone sont très dépendants du Brésil, notamment pour l’assistance médicale.
JOL Press : Dans ces conditions, pour quelles raisons votre organisation, Survival International, s’oppose-t-elle à ce projet ?
Rebecca Spooner, Survival International : Nous nous y opposons comme nous nous opposons à tous les projets de constructions routières en Amazonie. Avec de telles routes, débarquent les aventuriers, les trafiquants, les chercheurs d’or et les compagnies d’exploitation forestière. Leurs objectifs : tirer le profit maximal des richesses de la région et cela au détriment des habitants de la région.
De plus, cette route traverserait la réserve dite de Madre de Dios, la plus grande réserve de tribus isolées du Pérou. Ce serait prendre le risque d’un véritable génocide de ces tribus. Du fait de leur faible immunité, un indigène jusque-là isolé sur deux pourrait succomber au premier contact avec d’autres êtres humains. Ensuite, affrontements et massacres porteraient atteinte à leur pérennité. Et puis, la forêt serait immanquablement détruite.
Les nouvelles découvertes du département péruvien des aires protégées et de la Fenamad, l’organisation des Indiens d’Amazonie, confirment que les Indiens isolés seront directement menacés par le projet.
JOL Press : L’opposition est large contre ce projet. Demeure-t-il donc des raisons de s’inquiéter ?
Rebecca Spooner, Survival International : 80% des habitants des régions concernées sont des indigènes. Si même les organisations indigènes sont opposées à un projet dont elles bénéficieraient, c’est sans doute le signe de la grande nocivité du projet.
Certains membres du gouvernement péruvien ont fait part de leur désapprobation. Mais, certains membres du Congrès continuent leur lobbying en faveur de la « route de la mort »… Et puis il y a, à la tête des partisans du projet, un prêtre italien, le père Miguel Piovesan qui est particulièrement mobilisé au nom de l’amélioration des conditions de vie de l’essentiel de la population.
Celui-ci utilise tous les moyens en sa possession, notamment la radio et le magazine qu’il a créés. Ses arguments sont d’une telle violence que l’on peut légitimement s’interroger sur les motivations réelles qui sont les siennes. Il refuse même d’envisager toute autre option que la voie routière.
JOL Press : Il y a d’autres solutions de transport, lesquelles ?
Rebecca Spooner, Survival International : Une liaison ferroviaire aurait un impact assez comparable à celui de la route. Une liaison par la rivière serait un peu plus satisfaisante, mais encore très aléatoire.
L’idéal serait très sûrement de garantir des relations aériennes régulières à des prix plus abordables.
JOL Press : Mais, comment peut-on être sûrs qu’il y a bien des tribus isolées dans la zone traversée ?
Rebecca Spooner, Survival International : Personne ne conteste – pas même les partisans de la « route de la mort » – la présence de tribus isolées. Ces populations ne connaissent évidemment pas nos frontières administratives et circulent librement entre le Brésil et le Pérou. De nouvelles traces ont été trouvées de présences humaines précisément sur le trajet de la route.
JOL Press : N’est-ce pas extraordinaire qu’il puisse encore y avoir des tribus isolées en ce début de XXIème siècle ?
Rebecca Spooner, Survival International : Oui, absolument. Souvent, ces tribus ont eu des contacts avec d’autres êtres humains et avec la civilisation, notamment au moment du boom du caoutchouc (NDLR – entre 1879 et 1912). Mais, par la tradition orale, elles ont conservé le souvenir des atrocités de cette période – esclavage, massacres – et ont décidé, de génération en génération, d’éviter de retrouver en contact avec nos civilisations modernes.
Ceci, nous exploitons désormais tellement la forêt amazonienne que des contacts involontaires sont possibles.
JOL Press : Mais, les membres de ces tribus sont donc conscients de l’existence de la dite civilisation ?
Rebecca Spooner, Survival International : Pas forcément. En effet, si le souvenir du danger demeure, la réalité, les manifestations du danger ont été transformées.
JOL Press : Ne serait-il pas possible – au risque de paraître quelque peu idéaliste – de leur apporter le « meilleur » de notre modernité sans pour autant les mettre en danger ?
Rebecca Spooner, Survival International : Il est certain que si des contacts devaient être établis, il serait possible de veiller à ce qu’ils soient le plus inoffensifs possible – notamment, par l’envoi d’équipes médicales pour éviter la contamination de leurs organismes immuno-déficients au regard des standards contemporains.
Mais, s’ils choisissent de ne pas entrer en contact avec nous, c’est leur droit. Nous devons, avant tout, respecter leurs droits, droits de l’Homme à part entière.
Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press