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Alican Tayla: «La Turquie n’a pas à choisir entre l’Orient et l’Occident»

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JOL Press : Laurent Fabius a annoncé, mardi 12 février, que la France se disait désormais favorable à une adhésion de la Turquie dans l’Union européenne. En pleine crise, est-ce toujours avantageux pour la Turquie d’entrer dans une union dont l’avenir est incertain ?

Alican Tayla: Tout d’abord, il faut souligner que l’arrivée à la présidence de la République de Nicolas Sarkozy et son opposition catégorique à l’adhésion de la Turquie à l’UE avaient directement contribué à la mise en place de facto d’un gel des négociations. De son côté, François Hollande veut d’une part marquer sa différence avec son prédécesseur sur la politique étrangère et d’autre part améliorer les relations avec la Turquie, qui ont aussi souffert des effets de la proposition de loi sur la pénalisation de la négation du génocide arménien. Cette récente ouverture vers Ankara était donc attendue. L’annonce par Laurent Fabius de la volonté française de l’ouverture d’un nouveau chapitre sur la politique régionale, bloquée jusqu’à maintenant par la France, est l’illustration de ce rapprochement.

Côté turc, il est vrai que l’Union européenne ne présente plus, comme au début des années 2000, le seul grand objectif de politique étrangère. La crise économique qui continue de bousculer la plupart des Etats membres de l’Union et dont les effets en Turquie ont été relativement moindres, le nouveau rôle de puissance régionale qu’Ankara veut s’attribuer et surtout l’exaspération grandissante de l’opinion publique et d’une partie de la classe politique turque face aux réactions ambiguës, parfois même contradictoires des leaders européens sur le processus des négociations, ont nettement affaibli l’enthousiasme que provoquait jadis la perspective d’une adhésion.

Cependant, malgré tous ces éléments, l’Union européenne demeure un objectif fondamental pour la Turquie. Un éventuel statut d’Etat membre renforcerait incontestablement la capacité diplomatique d’Ankara. Rappelons d’ailleurs que les Etats-Unis, pour qui l’implication de la Turquie dans l’Otan devrait s’accompagner d’une adhésion à l’UE pour l’ancrer définitivement dans le bloc occidental, continueront énergiquement à soutenir sa candidature.

D’autre part, l’économie turque ne gardera pas éternellement sa dynamique actuelle et de nombreux économistes présagent un ralentissement considérable qui devrait commencer à se faire sentir progressivement dans les années à venir. L’euro pourrait à nouveau devenir un plan de sécurité, même si dans le contexte actuel, il paraît très peu probable que la Turquie puisse rejoindre la zone euro.

Finalement, les négociations pour l’adhésion, dans leur phase la plus dynamique, étaient un facteur déterminant pour le processus de démocratisation en Turquie. Aujourd’hui, nous constatons malheureusement que le ralentissement des réformes dans le cadre des négociations (dû en partie au contexte peu favorable à la Turquie au sein de l’UE) coïncide avec une nette montée de l’autoritarisme du gouvernement de l’AKP (Parti de la justice et du développement). Malgré la grave crise économique qu’elle traverse, l’UE peut toujours jouer ce rôle de soutien à la démocratisation et garant des libertés fondamentales dont la Turquie semble avoir besoin.
 

JOL Press: Au niveau régional, la Turquie a, depuis le début du conflit syrien, tenté d’engager ses partenaires pour intervenir. Derrière cette volonté, quelle est la stratégie de la Turquie ?

Alican Tayla : Cette tentative s’inscrit avant tout dans une nouvelle approche que la diplomatie turque, menée par un des plus proches collaborateurs de Recep Tayyip Erdogan, Ahmet Davutoglu, essaye de mettre en place. Une approche plus dynamique, qui n’hésite pas à prendre des initiatives, qui se décrit comme pragmatique et qui vise à établir la Turquie comme une puissance régionale, un acteur incontournable du Moyen-Orient et l’allié privilégié des Etats-Unis. Au moment de son arrivée au poste de ministre des Affaires étrangères en 2009, M. Davutoglu avait exprimé sa vision avec la désormais célèbre formule de « zéro problème avec les voisins », qui en trois ans s’est avérée très peu réaliste avec les événements des trois dernières années.

En effet, c’est une diplomatie qui devait marcher sur un fil et le gouvernement turc manquait probablement d’un peu de clairvoyance. Comment continuer une politique qui vise à entretenir une grande popularité auprès des pays musulmans sans mettre en cause l’alliance stratégique avec Israël, comment tenter une ouverture politique avec l’Arménie en maintenant un soutien inconditionnel à l’Azerbaïdjan, comment concilier les initiatives au Moyen-Orient et la politique de l’adhésion à l’UE, et plus spécifiquement comment affronter la crise syrienne au moment où les Etats-Unis voulaient clairement éviter une opération militaire ? Autant de questions extrêmement difficiles se sont posées simultanément et constituent une épreuve très dure pour Ankara.

Concernant la Syrie, avec qui la détérioration des relations s’est faite à une vitesse vertigineuse (quelques mois avant le début de la crise, le Premier ministre Erdogan appelait encore Bachar el-Assad « mon frère »), la Turquie a misé sur l’hypothèse d’une chute du régime assez rapide comme en Tunisie et en Egypte et ne s’attendait pas à voir un enlisement de la situation et qu’une grande partie de la population syrienne soutienne M. Assad. En outre, la Turquie voudrait éviter à tout prix la création d’une région autonome kurde au nord de la Syrie. Par conséquent, Ankara s’est trouvé, un peu comme un faux-départ dans les courses, trop impliqué dans ce conflit où ses partenaires n’étaient pas prêts à le rejoindre. La situation demeure très tendue avec d’une part un afflux de réfugiés venant de la Syrie et les forces de l’Armée syrienne libre qui traversent régulièrement la frontière turque, dans une région déjà très délicate à cause de la question kurde en Turquie.

JOL Press : L’engagement de la Turquie auprès de ses partenaires européens ne pourrait-il pas être un frein à sa volonté de puissance régionale ?

Alican Tayla : C’est une question qui est très souvent posée, mais il faut distinguer deux aspects.

Sur le plan politique d’abord, ceux qui sont contre l’adhésion de la Turquie à l’UE pour des raisons essentiellement religieuses ne manqueront pas d’y voir les signes d’une incompatibilité entre une Europe chrétienne et un pays très majoritairement musulman. Toujours sur le plan politique, certains présentent la situation de façon binaire, comme si la Turquie devait choisir entre l’Orient et l’Occident, ou entre l’Europe et le Moyen-Orient. C’est pourquoi, chaque fois qu’Ankara prend une initiative régionale nous entendons des propos alarmistes qui déclarent que la Turquie serait en train de tourner le dos à l’UE.

Alors que justement, sur l’aspect stratégique, c’est tout le contraire. C’est la conciliation de ces deux engagements qui serait le plus grand atout pour la Turquie. Etre membre de l’UE, sans renier sa proximité traditionnelle avec le monde musulman renforcerait catégoriquement sa capacité diplomatique et stratégique. Ce serait aussi d’autant plus intéressant pour l’UE d’avoir la Turquie en son sein, qu’aujourd’hui elle n’a pas un dialogue facile avec les pays du Moyen-Orient. Il s’agit de ce fameux rôle de pont entre deux pôles stratégiques que devrait jouer la Turquie qui, depuis la fondation de la république kémaliste, a souvent été hésitante envers ses partenaires musulmans. En tout cas, bien que diplomatiquement difficile à mettre en œuvre, ces deux engagements sont plutôt complémentaires que contradictoires.

JOL Press : Depuis plusieurs mois, le conflit syrien a, à plusieurs reprises, débordé de l’autre côté de la frontière turque. La Turquie semblait craindre un embrasement de son territoire en écho à la guerre civile. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Alican Tayla : L’explosion d’une voiture syrienne, le 11 février dernier, qui a fait 13 morts à Cilvegözü à l’intérieur du territoire turc démontre effectivement la gravité de la situation. Les liens qu’entretient le gouvernement turc avec les opposants au régime de Bachar al-Assad, qui sont très hétérogènes et qui comportent aussi des fractions islamistes pourraient créer des difficultés majeures si la crise se prolongeait dans le temps. Il est donc primordial que l’Etat turc affirme son autorité au sein de ses territoires et exerce un contrôle plus strict sur les forces rebelles syriennes. Ce caractère hétérogène de l’opposition armée est une des principales raisons pour lesquelles les alliés occidentaux de la Turquie, à commencer par les Etats-Unis, ont modéré progressivement leur soutien logistique aux rebelles syriennes.

Encore une fois, Ankara se retrouve de plus en plus plongé dans un conflit qui pourrait avoir des répercussions durables autour e,t comme nous le voyons depuis plusieurs mois, à l’intérieur de ses frontières.

JOL Press : La question kurde semble être au cœur des craintes de la Turquie. Quelles sont les relations qui unissent les Kurdes de Syrie avec les Kurdes de Turquie ?

Alican Tayla : Historiquement, ces relations existent depuis la chute de l’Empire ottoman – avant il n’y avait pas de séparation frontalière entre les Kurdes – et plus particulièrement lorsque les frontières ont été tracées entre la Turquie et la Syrie qui devenait un mandat français en 1920. C’est depuis cette date que les clans kurdes se sont vu de fait divisés entre la Turquie et la Syrie.

Puis tout au long du XXème siècle, systématiquement de nombreux Kurdes ont trouvé refuge en Syrie, lorsqu’ils ont dû quitter la Turquie après des révoltes réprimées. Le premier et l’exemple le plus connu de ces révoltes est celle du Cheikh Said en 1925. Ce fut aussi le cas d’Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, qui, peu de temps avant le coup d’Etat de 1980 en Turquie est parti en Syrie et y est resté pratiquement jusqu’à son arrestation en 1999. C’est ce qui explique, entre autres, la présence de nombreux Kurdes de Syrie au sein du PKK. Ocalan a aussi joué un rôle important dans la création du PYD (Parti de l’union démocratique), affilié au PKK en Syrie. Systématiquement opprimés par les dirigeants du parti Baas, les Kurdes de Syrie (au début des années 60 quelque 120 000 kurdes ont même perdu leur nationalité syrienne), ont de manière générale toujours soutenu le mouvement kurde en Turquie et plus particulièrement le PKK. Ils pensaient, assez logiquement, que si les Kurdes de Turquie s’affranchissaient, leur sort s’améliorerait en conséquence.

L’ironie de l’histoire a fait qu’aujourd’hui, la conjoncture au Moyen-Orient, et surtout la guerre civile syrienne, ont totalement inversé ce raisonnement et l’on s’attend désormais à ce que les avancées pour les Kurdes de Syrie profitent aux Kurdes de Turquie. C’est la raison principale des craintes du gouvernement turc par rapport à la crise syrienne.

JOL Press : Un processus de paix a été engagé entre les autorités turques et le PKK. Ou en est-il ? A-t-il vraiment une chance d’aboutir ?

Alican Tayla : Ce processus est un bon signe pour une double raison.

D’une part, il est clair que l’Etat turc ne peut résoudre la question kurde par l’affrontement armé. Celui-ci a fait plusieurs dizaines de milliers de morts des deux côtés depuis près de 30 ans, et même l’ancien chef de l’Etat-major turc, Yasar Büyükanit, avait affirmé que l’issue de cette crise ne pourrait être que politique. D’autre part, il est évident qu’une solution politique ne peut être obtenue que par des négociations qui incluraient le PKK et son dirigeant Abdullah Öcalan, en prison depuis 14 ans. Même s’il est très difficile pour le gouvernement turc d’admettre publiquement ce double constat, Ankara est conscient de cette réalité. Le processus lancé depuis plusieurs semaines arrive dans un contexte à la fois favorable, mais en même temps toujours très délicat. Favorable parce que l’opinion publique, côté turc comme côté kurde, est extrêmement lassée par la violence constante et souhaite une issue pacifique et rapide à cette crise qui divise le pays depuis très longtemps.

Le contexte politique est aussi relativement favorable, d’une part parce que le parti pro-kurde du BDP (Parti de la paix et de la démocratie) qui dispose d’un groupe parlementaire peut jouer un rôle d’interlocuteur politique, et d’autre part parce que le principal parti d’opposition CHP (Parti républicain du peuple) a fait savoir qu’il ne s’opposait pas, du moins dans le principe, aux négociations avec le PKK. Par ailleurs, en vue des échéances électorales (élections présidentielles en 2014 notamment) et le futur référendum pour approuver la nouvelle Constitution en préparation, le Premier ministre Erdogan a grandement besoin d’une période de détente et donc est prêt à aller plus loin dans la résolution de la question kurde.

Cependant, le plus dur reste à faire et il est extrêmement difficile de prévoir l’issue du processus des négociations. Bien que l’existence des négociations soit publique, leur contenu reste, pour le moment, totalement secret, ce qui peut nuire à un éventuel soutien du CHP et de l’opinion publique. Plus globalement, l’AKP devrait changer son approche et son discours qui continuent de mettre l’accent exclusivement sur la reddition du PKK et la lutte contre le terrorisme. Il faut rappeler par ailleurs que dans le cadre de l’opération judiciaire KCK, environ 8000 personnes civiles, proche du mouvement kurde (députés, élus locaux, cadres et membres du BDP, mais aussi des étudiants, des journalistes, des avocats, etc.) sont actuellement en prison.

Tout au long de cette crise, les revendications du mouvement kurde sont progressivement devenues très spécifiques et se cristallisent aujourd’hui autour de certains axes principaux : le droit à l’enseignement dans la langue maternelle, la redéfinition de la nationalité qui ne fasse pas une allusion directe à la turcité et notamment le renforcement des administrations locales et décentralisées appelé « l’autonomie démocratique ». L’issue de ce processus dépendra avant tout de savoir jusqu’où le gouvernement serait prêt à aller pour que le mouvement kurde soit rassuré que ces revendications seraient entendues et garantie par la nouvelle Constitution.

Propos recueillis par Sybille de Larocque pour JOL Press

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Alican Tayla est chercheur associé à l’IRIS, spécialiste de la Turquie et des problématiques identitaires. Il contribue également à l’Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique.
Membre de l’Observatoire de recherche interdisciplinaire sur la Turquie contemporaine (OBTIC), il travaille principalement sur les thématiques identitaires, l’Union européenne (institutions, élargissements) et la Turquie (vie politique, démocratisation). Il prépare une thèse à l’université Paris 8 sur l’ancrage européen des associations turques à Paris.
Parallèlement, il collabore à plusieurs magazines turcs pour lesquels il traite notamment de l’actualité politique européenne. Alican Tayla parle français, anglais et turc. Diplômé en droit international à l’université Paris 1, Alican Tayla est titulaire d’un Master II Recherche à l’Institut d’études européennes de l’université Paris 8, dans le cadre duquel il a réalisé un mémoire sur l’identité européenne. Il a rejoint l’IRIS en 2010.
 
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