Dans le marché déclinant du fret ferroviaire, les concurrents de la SNCF, qui cumule les pertes, bénéficient du contrôle des abus de position dominante, mais les usagers des autoroutes écrasés par des péages qui sont une rente financière monopolistique pour les sociétés concessionnaires, ne méritent pas la même vigilance de la part de l’Autorité de la concurrence.
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La concurrence dans le secteur des transports de marchandises par le rail a fait l’objet d’une intervention de l’Autorité de la Concurrence qui parait résulter d’un dogmatisme sélectif. L’Autorité de la Concurrence se préoccupe de favoriser le fonctionnement du marché du fret ferroviaire en sanctionnant des pratiques, qualifiées d’abus de position dominante, qui étaient destinées à conserver un marché en crise. Elle ne fait pas preuve de la même vigilance à l’égard des sociétés des concessionnaires d’autoroute concernant les abus de position dominante flagrants dans les péages autoroutiers.
L’Autorité de la Concurrence s’est autosaisie en 2008 du dossier de la concurrence dans le secteur du fret ferroviaire pour favoriser l’entrée de nouveaux opérateurs sur le marché du transport ferroviaire de marchandises. Elle se flatte d’avoir pris, le 18 décembre 2012 « une décision structurante pour le secteur du fret ferroviaire ».
La SNCF cumule des déficits importants dans le fret ferroviaire : près de cinq cents millions d’euros en 2011
Dans le secteur du fret ferroviaire la SNCF est l’opérateur historique qui disposait du monopole du transport ferroviaire tant de marchandises que de passagers . Par sa branche fret devenue SNCF Géodis, elle conserve une part du marché très élevée. La SNCF cumule des déficits importants dans le fret ferroviaire, ses pertes ont atteint près de cinq cents millions d’euros en 2011, et elle ne cesse de perdre des parts de marché. Les interrogations sur l’avenir du fret ferroviaire se multiplient, comme les exhortations au sauvetage du fret ferroviaire. La baisse du trafic ferroviaire est accentuée par la crise économique et en particulier par les difficultés des secteurs de l’automobile, des carrières et de l’acier, gros clients du ferroviaire. Les difficultés du ferroviaire pénalise l’activité des ports maritimes français. C’est dans ce contexte de déclin du rail dans le transport de marchandises que l’Autorité de la Concurrence intervient à partir de 2008.
La SNCF avait à l’époque des faits, a capacité d’absorber la totalité de la demande à la différence des autres entreprises ferroviaires présentes sur le marché. Le principal concurrent de la SNCF était Euro Cargo Rail (filiale de la Deutsche Bahn). Les clients du fret ferroviaire sont les chargeurs qui ont une volume important de marchandises à faire transporter. Ce sont les industriels de la chimie, de la sidérurgie, du secteur automobile, exploitants de carrières ou fabricants de produits de grande consommation.
Le transport de marchandises par rail est, comme l’a constaté l’Autorité de la concurrence, une activité qui est déficitaire en France, mais aussi de façon générale en Europe. Les opérateurs de fret ferroviaire européens ont cumulé 5 milliards de résultat négatif L’activité fret de la Deutsche Bahn est déficitaire depuis 2009. Alors que cette activité n’est pas rentable, et que la survie même d’une seule entreprise est en question, l’Autorité de la Concurrence se préoccupe des obstacles qui auraient été mis à l’accès à la concurrence des capacités ferroviaires. L’Autorité de la Concurrence considère que l’opérateur historique est en position dominante et lui reproche de « chercher à évincer ses concurrents dans un contexte d’ouverture du marché ». La position dominante attribuée à la SNCF repose sur la part de marché qu’elle détient (77%) sur le segment de marché des services de train massif, où le train est composé des marchandises d’un seul chargeur. Ce segment du secteur du fret ferroviaire est distingué de celui des services de wagons isolés.
Une vision dogmatique du droit de la concurrence
Une application abstraite, dissociée de la réalité économique, est faite des règles classiques du droit de la concurrence en donnant un rôle déterminant à la part de marché détenue par l’opérateur historique La position dominante est analysée au regard du marché de produit, en distinguant des segments de marchés, promus au niveau de marchés pertinents, qui ne peuvent constituer un domaine d’activité viable pour un opérateur économique. Ces règles traduisent une vision dogmatique du droit de la concurrence, inadaptée en particulier aux difficultés économiques. Isoler en marché pertinent un segment de marché par des analyses de sensibilité de prix sans prise en considération des impératifs économiques de fonctionnement des opérateurs transforme la concurrence en une fin en soi, avec une vision abstraite du marché, au dépens des objectifs que devrait avoir le droit de la concurrence. Qualifier de « position dominante » une part de marché en déclin , où la survie d’une seule entreprise est problématique, est une analyse qui va à l’encontre des réalités stratégiques de la concurrence
Le concept de domination traduit une analyse de l’économie où les relations s’effectuent entre unités de force iné. La position dominante est analysée comme le résultat de l’excès de performance d’une entreprise lui permettant de se soustraire aux règles du marché. La lutte contre les monopoles vise réprimer les abus de puissance économique. Lorsqu’un secteur est prospère, une part de marché très importante est une protection et assure ainsi une position qui peut être qualifiée de dominante.
Dans un secteur est en péril, l’importance de la part de marché ne fait qu’accentuer la vulnérabilité, les pertes engendrées par l’activité traduisent l’impuissance de l’entreprise et le fait qu’elle souffre de la pression du marché. Le phénomène est similaire à celui que l’on constate en stratégie militaire : une occupation du sommet d’une colline et de ses alentours sécurise la position, alors que s’il s’agit d’une cuvette l’occupation de la plus grande partie de la cuvette épuise les forces de défense. La puissance économique d’un opérateur ne peut être appréciée à un niveau global pour la sanction alors que la faiblesse économique sur ce qui est qualifié de marché pertinent n’est pas prise en compte.
En conférant abusivement une position dominante à la SNCF l’Autorité de la concurrence prétend ainsi traiter de questions qui ne devaient relever que de l’autorité régulatrice sectorielle et des tribunaux. L’objectif de la libéralisation et de l’ouverture à la concurrence étant en particulier la réduction des tarifs, on peut d’autre part juger inopportune que l’Autorité de la concurrence critique l’alignement sur la concurrence qui a conduit la SNCF à baisser ses prix .
Alors qu’en 2008 l’Autorité de la Concurrence s’autosaisit de rechercher des abus de position dominante dans le marché du fret ferroviaire elle reste passive concernant les abus de position dominante qui faussent le fonctionnement du marché du transport routier. En 2009 les sociétés concessionnaires d’autoroutes réalisent un profit cumulé de 1,29 milliard d’euros. Depuis les profits continuent de s’envoler.
Les engagements contractuels pris par l’État à l’égard des sociétés concessionnaires sont inopposables aux usagers
Dans son rapport de 2008 la Cour des Comptes avait dénoncé les pratiques de fixation des péages par les sociétés concessionnaires d’autoroutes. La Cour des Comptes avait souligné les excès de recettes Il y a là manifestement des abus de position dominante faussant le fonctionnement du marché, avec une entente entre les sociétés d’autoroute .
Le Conseil de la concurrence avait souligné dans son avis du 5 décembre 2005 que « compte tenu des spécificités du trajet par autoroute et de sa faible substituabilité par rapport à d’autres modes de transport, la plupart des parcours autoroutiers constitueront des monopoles privés ». Le Conseil de la concurrence avait d’autre part souligné « s’agissant de l’intégration éventuelle des gestionnaires d’autoroutes avec des groupes de travaux publics, il rappelle qu’il s’est déjà prononcé à différentes reprises sur des cas où des groupes verticalement intégrées disposaient d’une monopole sur un marché alors qu’ils étaient en concurrence avec d’autres opérateurs sur des marchés amonts, avals ou connexes à ce marché. Cette situation se retrouve en particulier, comme en l’espèce, dans les cas où il existe un monopole « de réseau » dont il n’est pas envisageable, pour des raisons économiques ou environnementale, d’assurer la duplication ».
Les grilles tarifaires des autoroutes à péage sont contraires tant au droit public qu’ au droit de la concurrence. Les hausses tarifaires ne peuvent être justifiées juridiquement par les autorisations des augmentations qui ont pu être données par l’Etat. Les tarifs sont fixés librement par les sociétés concessionnaires, ils doivent être fixés conformément aux règles du droit de la concurrence et ils ne sont pas « légalisés » par l’Etat : il ne peut être prétendu qu’il y a un encadrement des tarifs pour se réfugier derrière l’application des contrats. Le décret du 24 janvier 1995 relatifs aux principes de fixation des péages doit être considéré comme caduc en particulier depuis la privatisation. Le système de fixation des péages ne répond plus aux principes de base des péages en droit public.
Les modalités de fixation tarifaires ne reflètent plus un équilibre normal des contrats de concession. Le contrat de concession ne peut constituer une justification de la fixation des tarifs au regard du droit de la concurrence. Les engagements contractuels pris par l’Etat à l’égard des sociétés concessionnaires sont inopposables aux usagers. Ils ne peuvent qu’être considérées comme une violation des obligations de l’Etat en matière de contrôle tarifaire et de transparence à l’égard de l’usager, ils ne peuvent permettre des pratiques anticoncurrentielles manifestement abusives.
Depuis le rapport de la Cour des Comptes, le système de fixation des péages n’a pas été clarifié et la transparence des tarifs n’est toujours pas assurée. La rentabilité des concessions par son niveau qui confine à l’indécence démontre clairement l’aspect abusif des péages. Les autoroutes françaises sont les plus chères d’Europe. Ces péages constituent une ponction particulièrement onéreuse pour les usagers, qu’il s’agisse des automobilistes ou des transporteurs routiers. Le budget des péages dépasse souvent le budget carburant, il pèse très lourdement sur l’achat de nouveaux véhicules, au grand dam des constructeurs automobiles.
Les infrastructures autoroutières sont constituées par un réseau qui n’est pas réellement soumis à la concurrence. Il y a une option limitée pour l’usager, qu’il s’agisse de l’automobiliste ou du transporteur routier. Les abus de position dominante causent un dommage manifeste à l’économie, en pesant sur le budget transport des ménages et en alourdissant les coûts de transport des marchandises.
L’absence de transparence de la politique tarifaire des sociétés concessionnaires dénoncée depuis 2008
Dans sa décision sur le fret ferroviaire l’Autorité de la concurrence évoque la responsabilité qu’aurait un opérateur historique dominant de ne pas porter atteinte à la concurrence. Elle a eu recours à une injonction dont elle a affirmé qu’elle s’inscrit dans le cadre de la mission de régulation concurrentielle des marchés et ceci afin que la SNCF pratique une politique tarifaire plus transparente et qui soit fonction de ses coûts. Alors que l’absence de transparence de la politique tarifaire des sociétés concessionnaires a été dénoncée depuis 2008, qu’il est évident que les péages n’évoluent pas en fonction des coûts et qu’ils constituent un abus manifeste de position dominante, l’Autorité de la concurrence n’applique pas ces principes aux sociétés concessionnaires.
Les péages autoroutiers ont encore connu une hausse au 1er février 2013. Les profits s’envolent et les autoroutes à péages sont une manne financière pour les sociétés concessionnaires. Les acquisitions ayant été faites par endettement le coût de l’acquisition est déductible des bénéfices des acquéreurs.
On peut rappeler que deux des trois grands groupes qui ont acquis les sociétés concessionnaires en 2000, Vinci et Eiffage, ont été stigmatisés à diverses reprises par l’Autorité de la Concurrence pour leurs pratiques d’entente dans la construction des infrastructures. Ces entreprises ont donc fait l’objet de nombreux constats d’infractions au droit de la concurrence. Les ententes entre les géants du BTP ont entrainé des surcoûts de construction des infrastructures autoroutières et ferroviaires qui se répercutent maintenant dans les péages. Vinci et Eiffage, avec Bouygues , ont formé un oligopole qui se partage les chantiers des nouvelles lignes de TGV, dont le coût de construction ne peut être considéré comme concurrentiel .
La passivité depuis 2008 de l’Autorité de la Concurrence concernant les pratiques des sociétés d’exploitation du réseau autoroutier s’oppose à son activisme depuis la même date pour réprimer les pratiques dans le fret ferroviaire. Le droit de la concurrence en France est confié à l’Autorité de la Concurrence, qualifiée de « gendarme de la concurrence » , il lui appartient de se saisir des problèmes réels de fonctionnement des marchés. Le droit de la concurrence doit être réaliste, il ne doit pas fonctionner sur la base de concepts théoriques, sur une analyse économique abstraite.
La dominance sur un marché doit traduire un pouvoir de marché, qui est manifestement absent lorsque l’entreprise est en situation de faiblesse et lutte pour sa survie. On a dans le passé constaté que des entreprises, sanctionnées pour une position dominante dans un marché qui disparaissait, ont peu de temps après disparu : ce fut le cas dans le secteur du transport privé. En matière de concentrations le droit de la concurrence s’adapte aux situations de crise , avec la prise en compte d’objectifs de maintien d’activités d’exploitation autonome et l’exception de « société en difficulté ». La théorie de « l’entreprise défaillante » dans le droit des concentrations traduit l’absence d’un pouvoir de marché dont l’entreprise puisse abuser.
Un comportement ne doit être qualifié de contraire aux règles de concurrence pour favoriser l’ouverture à la concurrence dans un secteur dont la viabilité est discutable, mais de plus d’un segment de marché qui ne peut être viable. Le transport massif par fret ferroviaire ne peut en effet en aucune manière être considéré comme un secteur ayant une viabilité autonome , la pertinence de ce marché est donc une aberration économique. Une stratégie défensive n’est pas un abus quand il s’agit de survie.
Le secteur des transports est un secteur à part entière de l’activité économique, les infrastructures et les services de transport sont un support de l’activité économique. Les activités en matière de transport sont organisées en secteurs qui ne sont que partiellement en concurrence. Elles reposent sur des infrastructures où la concurrence est très faible, sinon absente. C’est le cas qu’il s’agisse des infrastructures ferroviaires ou des infrastructures routières.
Ce secteur a été marqué par l’ouverture à la concurrence avec des efforts pour l’application du droit de la concurrence qui se focalisent sur la séparation de l’infrastructure et des services et sur l’ouverture à la concurrence de ces services. La libéralisation des activités de services utilisant les infrastructures se concentre sur les problèmes d’accès et tarification d’infrastructures non reproductibles. Dans le ferroviaire il s’agit d’assurer au propriétaire des revenus suffisants pour l’entretien et le développement de celui-ci. Dans le routier, le propriétaire des infrastructures bénéficie au contraire d’une rente de situation monopolistique grâce au développement de la circulation des automobiles, des camions.
Le régulateur de la concurrence se préoccupe de réprimer ce qu’il qualifie d’abus de position dominante dans des activités déficitaires alors qu’il laisse prospérer les abus de position indiscutables dans les activités rentables.
La carence dans l’application du droit de la concurrence aux péages autoroutiers et son application inopportune dans le fret ferroviaire sont révélateurs des déficiences de l’application du droit de la concurrence aux activités de réseau. On ne peut que constater qu’en matière de transport terrestre, l’application faite du droit de la concurrence conforte un sentiment qui se développe que la concurrence, à l’encontre des objectifs qui lui sont assignés, est synonyme de dumping social et de destruction d’emplois, de hausse des tarifs et de préjudice à la compétitivité de l’économie nationale.