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Ces jeunes Saoudiens qui combattent aux côtés des rebelles syriens

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Poursuivant leur route depuis Riyad en passant par la Turquie ou la Jordanie, traversant la frontière, des centaines de jeunes Saoudiens se fraient discrètement un chemin jusqu’en Syrie pour rejoindre les groupes extrémistes qui se battent contre le gouvernement syrien du président Bachar al-Assad.

Le gouvernement et les riches Saoudiens arment les rebelles

Avec l’approbation tacite de la famille régnante al-Saoud, et le support financier des riches élites saoudiennes, les jeunes hommes ont pris les armes pour ce que les religieux appellent le djihad, ou la « guerre sainte », contre le régime d’Assad.

Après un mois de reportage dans la région et à Washington, une douzaine de sources – saoudiennes, syriennes et américaines – ont confirmé que les riches Saoudiens, tout comme le gouvernement, armaient les groupes rebelles syriens. Des sources saoudiennes et syriennes confirment que des centaines de Saoudiens ont rejoint les rebelles, mais le gouvernement nie tout financement.

Les combattants sunnites s’embarquent dans une guerre contre les chiites

Les Saoudiens font partie d’un afflux de combattants sunnites venant de la Libye, de la Tunisie et de la Jordanie, selon Aaron Zelin, chercheur à l’Institut du Moyen-Orient de Washington. « La plupart des étrangers se battent avec al-Ahrar Nusra ou al-Sham », deux groupes extrémistes, explique Aaron Zelin.

Les combattants extrémistes sunnites font maintenant partie d’une guerre civile violente qui a tué environ 70 000 personnes et fait plus d’un million de réfugiés.

Les combattants font également partie d’un combat plus large dans une région dans laquelle les dirigeants opportunistes attisent la scission séculaire entre les sunnites et les chiites en Syrie, en Irak, au Bahreïn et en Arabie Saoudite elle-même. Les Saoudiens espèrent ainsi affaiblir leur concurrent régional, l’Iran, théocratie chiite qui soutient Bachar al-Assad.

Le gouvernement saoudien souhaite empêcher les contestations internes

Les responsables saoudiens espèrent également détourner les troubles politiques qui commencent à toucher l’Arabie Saoudite en encourageant plutôt les jeunes manifestants à partir se battre en Syrie, selon les dires de certains critiques du gouvernement saoudien.

Le gouvernement cherche à « écarter la pression interne en recrutant des jeunes gens pour qu’ils se joignent à une autre guerre par procuration dans la région », a déclaré Mohammad Fahd al-Qahtani, un militant des droits humains et professeur d’économie à l’Institut d’études diplomatiques de Riyad. Ils se joignent à des groupes ultraconservateurs qui sont « certainement contre la démocratie et les droits de l’homme. Les ramifications pourraient être très graves dans toute la région ».

« Vous devez lutter contre le véritable ennemi : les chiites »

Un juge saoudien a par exemple encouragé les jeunes manifestants anti-gouvernementaux à combattre en Syrie plutôt que de purger leur peine dans leur pays. Mohammed al-Talq, vingt-deux ans, a été arrêté et reconnu coupable d’avoir participé à une manifestation dans la ville de Buraidah, au centre-nord de l’Arabie Saoudite.

Après avoir condamné 19 jeunes hommes à des peines avec sursis, le juge a appelé les accusés dans ses appartements privés et leur a tenu un long discours sur la nécessité de lutter contre les musulmans chiites en Syrie, selon le père de Mohammed, Abdurrahman al-Talq. « Vous devez garder toute votre énergie et lutter contre le véritable ennemi, les chiites, et non vous battre à l’intérieur de l’Arabie saoudite », a déclaré le père, citant le juge. « Le juge leur a donné une raison d’aller en Syrie ».

En quelques semaines, 11 des 19 manifestants ont quitté le pays pour rejoindre les rebelles. En décembre 2012, Mohammed al-Talq a été tué en Syrie. Son père a déposé une plainte contre le juge à la fin de l’année dernière, mais il dit qu’il n’a reçu aucune réponse.

« En un hochement de tête », le gouvernement saoudien autorise ces jeunes à partir

L’Arabie Saoudite ne partage aucune frontière avec la Syrie, de sorte que les jeunes combattants comme Mohammed doivent voyager à travers la Turquie ou la Jordanie.

Ceux qui n’ont pas un casier judiciaire peuvent voyager comme touristes jusqu’à Istanbul. Les personnes reconnues coupables de crimes ou qui figurent sur des listes de surveillance du gouvernement ne peuvent pas voyager sans la permission officielle du ministère de l’Intérieur. Les critiques disent que le gouvernement autorise ces militants à partir en « un clin d’œil et un hochement de tête ». Puis ils se faufilent à travers la frontière jordanienne jusqu’au sud de la Syrie.

Les jeunes militants sont parfois financés par des riches Saoudiens. Ils acquièrent au marché noir des fusils d’assaut AK-47 et partent la nuit le long des frontières désormais poreuses de la Syrie, selon un journaliste local.

Les combattants saoudiens rejoignent souvent le groupe islamiste Al-Nusra

Sami Hamwi – pseudonyme d’un journaliste syrien exilé qui rend régulièrement compte de la situation à l’intérieur du pays – a soigneusement observé l’arrivée des combattants saoudiens en Syrie. Il raconte que des groupes de 3 à 5 Saoudiens rejoignent souvent Jabhat al-Nusra, une faction rebelle de premier plan, dont les États-Unis disent qu’elle a des liens avec Al-Qaïda.

Le groupe Al-Nusra est devenu publique en février 2012, après avoir revendiqué plusieurs attentats majeurs à Damas et à Alep. Sa réputation comme l’un des groupes de combat les plus efficaces, ainsi que ses efforts pour fournir de l’aide aux Syriens, ont convaincus plusieurs membres de l’opposition.

Beaucoup de Syriens « apprécient le fait que les Saoudiens viennent avec beaucoup d’argent », a déclaré Sami Hamwi. « Les militants de la société civile n’aiment pas les combattants étrangers. Ils pensent qu’ils vont causer plus de problèmes ».

Le terme « militants de la société civile » fait référence à la majorité laïque et progressiste des Syriens, qui a dirigé la phase initiale du soulèvement syrien, mais qui a depuis été éclipsée par les milices armées.

 

Le Grand Mufti saoudien exhorte les jeunes à ne pas se battre en Syrie

Les autorités saoudiennes nient le fait que le gouvernement encourage les jeunes à se battre en Syrie. Ils mettent en avant un décret religieux (fatwa) émis par le Grand Mufti de l’Arabie Saoudite, Cheikh Abdul-Aziz bin Abdullah Aal al-Cheikh. Il a exhorté les jeunes à ne pas se battre en Syrie, soulignant que l’aide aux rebelles doit être envoyée par « les voies habituelles ».

Mais les autorités saoudiennes admettent aussi qu’elles n’ont aucun contrôle sur les personnes qui quittent le pays légalement pour, ensuite, se joindre aux rebelles.

Les autorités saoudiennes ont un objectif stratégique en Syrie

« Se battre avec les rebelles syriens est illégal », a déclaré le général de division Mansour al-Turki, porte-parole du ministère de l’Intérieur. « Toute personne qui veut voyager à l’extérieur de l’Arabie Saoudite afin de s’impliquer dans de tels conflits sera arrêtée et poursuivie », a-t-il prévenu. « Mais seulement si nous avons la preuve avant qu’il ne quitte le pays ».

Cette position donne au gouvernement saoudien la possibilité de nier toute implication, explique Randa Slim, chercheuse à l’Institut du Moyen-Orient à Washington. Le gouvernement saoudien rejette du pays les jeunes fauteurs de troubles, tout en affaiblissant un voisin hostile, note-t-elle. « Au nom d’une bonne cause, ils se débarrassent d’un problème ».

Le militant des droits humains Al-Qahtani appelle la stratégie de l’Arabie Saoudite : « ne pose pas de questions et ne dis rien ». « Les autorités saoudiennes ont un objectif stratégique en Syrie », affirme-t-il. « Leur politique ultime est d’avoir un changement de régime similaire à ce qui s’est passé au Yémen, où ils perdent la tête de l’État et la remplacent par une « tête » plus proche des Saoudiens. Mais la Syrie est tout à fait différente. Cela ne se produira jamais de cette façon ».

La semaine dernière, un tribunal saoudien a condamné al-Qahtani à dix ans de prison pour sédition et pour avoir fourni de fausses informations à des médias étrangers. Les groupes de défense des droits ont immédiatement défendu al-Qahtani, en disant qu’il était persécuté pour ses opinions politiques et pour son travail pour la défense des droits humains.

« La plupart des gens qui partent en Syrie ne pense pas qu’ils reviendront »

Pendant ce temps, les preuves que les Saoudiens débarquent en Syrie s’accumulent. L’année dernière, un ami proche d’Abdulaziz Alghufili a acheté une kalachnikov et s’est rendu en Syrie pour rejoindre une milice extrémiste combattant contre le régime de Bachar al-Assad. « Mon ami prend des risques avec sa vie », raconte Abdulaziz Alghufili, un ingénieur en électricité non impliqué dans les activités de son ami.

« La plupart des gens qui partent là-bas ne pensent pas qu’ils reviendront », ajoute-t-il. « Ils combattront jusqu’à mourir ou gagner la liberté ».

Comme un air de déjà-vu

Les Frères musulmans ont la majorité des soutiens parmi les combattants rebelles, mais sont depuis peu en compétition avec les extrémistes, dont Al-Nusra, qui soutiennent l’établissement d’un État islamiste et une version radicale de la charia en Syrie.

Al-Qahtani affirme que le soutien saoudien à Al-Nusra ressemble aux aides que le gouvernement avait apportées aux moudjahidines dans leur lutte contre l’occupation soviétique de l’Afghanistan dans les années 1980. À l’époque, Oussama Ben Laden était le descendant d’un magnat de la construction saoudienne, qui avait transféré sa fortune héritée hors de l’Arabie Saoudite et dans ce que l’on a appelé « la Base » (« Al-Qaïda »). Les États-Unis comme l’Arabie Saoudite ont encouragé le flux de combattants arabes et d’armes pour les Afghans, comme partie intégrante d’une guerre par procuration contre les Soviétiques.

Les autorités saoudiennes mettent en place des réseaux pour soutenir les moudjahidines. « Ils ont recruté des enfants pour combattre là-bas », affirme al-Qahtani. « Ils les ont financés et leur ont donné des billets d’avion ».

Quand les « clients » se retournent contre vous…

Dans les années 1980, la CIA et les Saoudiens soutenaient Gulbuddin Hekmatyar, un extrémiste islamique ultraconservateur, parce que son groupe était le mieux organisé et le plus anti-communiste, même s’il manquait de soutien populaire. Après que les États-Unis ont envahi l’Afghanistan en 2001, Hekmatyar a changé de camp et se bat aujourd’hui contre les États-Unis et l’Otan.

Le gouvernement saoudien a fait face à un problème similaire avec ses anciens « clients ». Lorsque le régime soviétique est tombé et que les combattants sont retournés en Arabie Saoudite dans les années 1990, certains ont mené des attentats terroristes et des assassinats dans une tentative infructueuse de renverser le gouvernement. Une forme naissante d’Al-Qaïda a commencé à prendre forme, gangrénant la région et, finalement, se liguant contre le gouvernement saoudien et américain.

Certains analystes estiment que le gouvernement saoudien ne soutient pas les groupes extrémistes

Al-Qahtani note que le soutien actuel aux rebelles syriens tombe bien en-deçà du soutien massif en Afghanistan, en partie parce que l’administration Obama a tempéré les initiatives saoudiennes.

Certains responsables américains et des analystes estiment que le gouvernement saoudien n’est en aucun cas en train d’armer les groupes extrémistes, ayant été refroidi par l’expérience afghane. Selon eux, le gouvernement saoudien et Al-Nusra sont idéologiquement opposés l’un à l’autre et en compétition pour la même base politique conservatrice dans la région.

Un responsable du Département d’État a décrit l’Arabie Saoudite comme un adversaire des groupes extrémistes syriens. « Le gouvernement saoudien et la Ligue arabe partagent les mêmes préoccupations au sujet d’Al-Nusra », dit-il. « Personne ne veut d’instabilité ».

Aaron Zelin, de l’Institut de Washington, est d’accord : « Tout le financement de ces groupes provient de sources privées », déclare-t-il. « Les Saoudiens ont appris les leçons de l’Afghanistan dans les années 1980 ».

« Les Saoudiens externalisent la lutte »

Randa Slim, chercheuse à l’Institut du Moyen-Orient de Washington, voit la vérité dans les deux arguments. « La famille royale saoudienne ne veut certainement pas une répétition des combats terroristes sur son propre sol, et ne veut pas non plus déplaire à son principal allié, les États-Unis », a-t-elle déclaré.

« Pour éviter la colère américaine, il est possible qu’il y ait des individus indépendants qui financent Al-Nusra, tandis que le gouvernement finance des groupes contrôlés par les États-Unis », explique-t-elle. « Les Saoudiens externalisent la lutte ».

La CIA a envoyé des agents en Turquie pour contrôler l’Armée syrienne libre

Officiellement, l’administration Obama propose un soutien politique aux rebelles syriens et ne fournit qu’une aide « humanitaire » sous la forme d’équipements de communication, de nourriture et de fournitures médicales. Les Britanniques quant à eux apportent des fournitures humanitaires pouvant inclure des gilets pare-balles et des lunettes de vision nocturne.

Mais la CIA a également facilité l’aide militaire secrète depuis au moins le milieu de 2012. La CIA a envoyé des agents au sud de la Turquie, pour contrôler les différentes factions de l’Armée syrienne libre, le groupe de coordination regroupant la plupart des milices locales qui luttent contre Bachar al-Assad. Ces combattants qui ont été jugés acceptables ont reçu des armes en provenance de l’Arabie Saoudite et du Qatar, selon le New York Times.

En mai 2012, une expédition d’armes légères financée par l’Arabie Saoudite et le Qatar a atterri en Turquie, et a été transportée par camion à la frontière syrienne sans ingérence des autorités turques. L’envoi comprenait des fusils d’assaut AK-47, des lance-roquettes et des mitrailleuses de petit calibre. En 2013, des sources de la CIA ont admis que l’agence formait les rebelles syriens en Jordanie.

Une aide – partielle – des États-Unis ?

Les États-Unis avaient initialement aidé à approvisionner les milices dirigées par les Frères musulmans ; mais leurs divergences de points de vue les ont ensuite poussés à armer d’autres groupes plus en accord avec la politique américaine, selon les leaders des Frères musulmans.

Officiellement, l’administration Obama procède avec précaution pour empêcher les armes de tomber entre les mains de groupes extrémistes comme Al-Nusra. Les dirigeants de l’opposition syrienne disent, qu’en réalité, les États-Unis ne distribuent l’aide qu’avec parcimonie, parce qu’ils n’ont pas trouvé les chefs rebelles en qui ils peuvent avoir confiance.

« Les Américains n’ont pas assez soutenu la révolution, car ils sont toujours à la recherche de quelqu’un qui peut assurer leurs intérêts à l’avenir », a déclaré Omar Mushaweh, un porte-parole des Frères musulmans de Syrie vivant à Istanbul, l’année dernière.

Les liens de l’Arabie Saoudite avec ses voisins compliquent la tâche syrienne

Les activités de l’Arabie Saoudite – avec la Turquie, le Qatar, l’Iran et les États-Unis – ont considérablement compliqué la guerre civile syrienne, selon des militants des droits de l’homme saoudiens.

« La population syrienne veut que leur révolution soit aussi « propre » que possible », a déclaré al-Qahtani. « À partir du moment où des étrangers sont impliqués, cela pourrait conduire à la situation de l’Afghanistan. Cela pourrait fournir une excuse au régime syrien, qui dirait que ce sont les étrangers qui se battent, ce qui est une mauvaise politique ».

GlobalPost / Adaptation : Anaïs Lefébure pour JOL Press

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