Sandra Calligaro est photographe. Il y a six ans, elle choisit de partir pour Kaboul. Depuis, elle réalise des reportages pour les plus grands quotidiens français et européens, et pour des ONG comme Médecins du Monde ou Action contre la Faim. Jeudi 4 avril, elle a reçu la Bourse du Talent Reportage, pour son travail sur l’Afghanistan. Après un retour sur le parcours qui l’a menée jusqu’en Afghanistan, elle nous livre son point de vue sur le pays et sa capitale, parfois loin des idées reçues.
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JOL Press : Vous êtes arrivée en 2007 en Afghanistan. Pourquoi être partie là-bas ?
Sandra Calligaro : J’étais en école d’art quand j’ai découvert la photographie. Je voulais être reporter, je crois davantage par goût de l’aventure que par passion pour l’information. J’ai finalement continué dans un cursus artistique. Mais cette envie de témoigner a toujours sommeillé et dès lors ma pratique artistique a toujours été très empreinte des codes du reportage ou du documentaire.
Mes études d’art et de photographie à l’université Paris 8 à Saint-Denis terminées, j’ai voulu couper avec le milieu artistique et me lancer dans celui de la presse. Je voulais partir dans un pays en conflit ou post-conflit, un ami journaliste m’a conseillé l’Afghanistan… Il m’a simplement dit : « Vas-y, c’est un bon pays pour commencer ». Et quelques semaines après, j’atterrissais à Kaboul avec mon appareil photo, le numéro de téléphone d’Ehzatullah, un chauffeur de taxi avec lequel je travaille toujours d’ailleurs, le nom d’un hôtel et quelques dollars en poche…
Je devais y rester un mois, j’y reste finalement deux. J’y reviens pour un projet et je finis par m’y installer. Cela s’est fait comme ça, rien n’a été prévu ni planifié : je n’avais jamais eu envie d’habiter à l’étranger, je n’avais même jamais rêvé de l’Afghanistan… Je me souviens, à l’époque, je m’étais même gentiment moquée d’un ami qui arrivait pour un contrat de quatre ans… C’est finalement lui qui est parti le premier, l’année dernière !
JOL Press : Six ans après, vous y êtes encore : qu’est-ce qui vous pousse à rester ?
Sandra Calligaro : Le pays m’a tout de suite fascinée, j’ai juste décidé d’y passer un peu de temps afin de le comprendre (un peu) mieux et au final j’y ai construit un bout de ma vie. Le pays me plaisait, j’avais du travail, pourquoi partir, pourquoi rentrer en France ? Dans un certain sens, j’y ai trouvé ce que je cherchais, à un moment de ma vie. C’était en complète opposition de tout ce que j’avais connu jusqu’alors, je trouvais l’expérience très enrichissante au niveau humain et surtout, c’était l’aventure au quotidien ! Ça peut parfois être exaspérant, mais ça donne un côté très touchant, très attachant au pays.
C’est ici aussi que je suis devenue photographe. Avant, je prenais de photos, j’étudiais la photo, mais à Kaboul, je suis devenue photographe. Une « vraie » photographe, qui gagne sa vie avec ses photographies et qui est perçue comme photographe. Un rêve devenait réalité. Je pouvais dire « je suis photographe » sans avoir l’impression de passer pour un imposteur… L’Afghanistan m’a permis de m’aider à me réaliser dans un sens. Cela compte énormément pour moi, je pense.
En six ans, ma pratique photographique a évolué : au début, j’ai complètement pris le contre-pied de tout ce que j’avais appris à la fac, tout ce qui m’intéressait était de monter des sujets à publier dans la presse. Je n’avais pas de démarche particulière. Au fur et à mesure du temps passé dans le pays, je me suis forgée ma propre opinion, j’ai eu besoin de diversifier ma pratique et de devenir auteure, de penser ma photographie : illustrer des articles dans les magazines n’étaient plus ma seule finalité, j’avais envie de raconter les histoires autrement, le seul spectre de la presse devenait trop réducteur.
En exposant mes images par exemple, à Kaboul comme en France, afin de soulever mes propres interrogations. Je me suis également mise à proposer du contenu multimédia (mix de photographies et de sons) comme le web-reportage « Kaboul Kis » pour Action contre la Faim (ACF). C’est formidable de travailler avec une équipe, chacun apporte son savoir, son regard…
JOL Press : Comment est l’ambiance à Kaboul ?
Sandra Calligaro : C’est une vaste question… C’est difficile pour moi de répondre car elle est devenue mon quotidien, donc des choses qui sembleraient dénoter pour certains semblent normales pour moi… La plupart des lieux que je fréquente, du supermarché au café, sont protégés par des gardes armés, on est fouillé à l’entrée… je ne m’en aperçois même plus.
Kaboul est une ville où la communauté internationale vit quasiment séparée de la population locale pour des raisons de sécurité, de mœurs différentes. C’est triste à mon sens. Chaque jour le fossé se creuse de plus en plus entre les Afghans et les « expatriés » et cela contribue à augmenter l’incompréhension des deux côtés.
Kaboul est une ville qui a grandi d’un coup, de grand village à l’état de ruine elle s’est transformée en capitale internationale. La population a quintuplé en une décennie. Du fait des risques d’attentats, la plupart des bâtiments officiels ou importants sont protégés par d’imposants murs de béton… En même temps, Kaboul n’est pas une ville « en guerre » ou en état de siège : les tensions sont certes de plus en plus palpables et encore, il est difficile de mettre une limite entre les menaces réelles et la paranoïa…
C’est une ville surpeuplée, embouteillée où les contrastes sont de plus en plus forts : les infrastructures sont encore dévastées, il n’y a pas de système d’égouts et on peut voir les bergers faire brouter leur troupeau dans les décharges… mais par contre, tous les jeunes citadins ont un smartphone et passent leur temps sur Facebook!
JOL Press : Qu’avez-vous appris de l’Afghanistan et des Afghans, que nous ne voyons pas forcément dans les médias français ?
Sandra Calligaro : Les Afghans, je parle en généralité, sont plutôt tolérants quand on s’entretient avec eux en privé. Mais le poids de la société et du regard des autres a raison de tout.
Sinon, plus je passe du temps dans le pays, plus je suis sensible à ce qui nous rapproche en tant qu’êtres humains : j’ai remarqué que quand je parle des « Afghans » en France, c’est souvent comme si je parlais de bêtes sauvages, qui ne seraient presque pas animés par les même sentiments…
Bien que nos cultures soient différentes, les Afghans ont somme toute les mêmes préoccupations qu’un Français : une mère de famille veut que ses enfants soient bien éduqués, un père que sa famille ne manque de rien, une jeune fille de 15 ans, un beau mariage… Effectivement, les rêves et préoccupations des uns et des autres s’appliquent différemment selon la catégorie sociale, la culture, c’est là que les nuances apparaissent. Mais la plupart des valeurs sont universelles.
JOL Press : Il y a quelques mois, vous avez produit un web-reportage, « Kaboul KIS », avec l’ONG Action contre la Faim. Comment avez-vous été reçue dans les KIS ?
[Les KIS, Kabul Informal Settlements, sont des bidonvilles construits autour de Kaboul, souvent occupés par des populations déplacées ou réfugiées]
Sandra Calligaro : J’ai été assez bien reçue puisque j’y ai été introduite par les équipes d’ACF, elles-mêmes respectées.
D’une manière générale, les Afghans sont assez accueillants. Comme partout, il faut éviter de les mitrailler de photos tout de suite et respecter certains codes sociaux et de politesse ainsi que la culture locale… En Afghanistan, il est convenu de toujours passer un moment avec le Malek, le chef du village, pour se présenter, expliquer le pourquoi de notre venue, notre projet. Ce peut être assez court, pas nécessairement besoin de passer une après-midi entière à boire du thé mais il faut le faire, par courtoisie et en signe de respect pour le chef.
Dans les communautés pachtounes [ethnie majoritaire en Afghanistan], il faut également être précautionneux quand il s’agit de photographier les femmes car cela est normalement interdit par leur culture. Mais prendre le temps de discuter avec le Malek fait partie des choses qui peuvent faciliter la résolution de ce genre de problèmes !
JOL Press : Quelles sont les principales difficultés auxquelles les familles déplacées doivent faire face ?
Sandra Calligaro : Le manque de travail, qui engendre la pauvreté, le manque d’éducation. Avec viennent les problèmes de malnutrition, l’hygiène… Tout est enchaînement.
Nous n’y pensons pas non plus de prime abord mais le manque d’espace également, la promiscuité : les familles vivent dans des petites maisons, d’une seule pièce généralement, en semi dur. Personne n’est jamais vraiment seul ou tranquille.
JOL Press : Avez-vous des projets de reportages pour la suite ?
Sandra Calligaro : Je suis actuellement en train de travailler sur un projet sur la nouvelle classe urbaine de Kaboul, grâce à une bourse du Centre National des Arts Plastiques : Afghan Dream. L’aboutissement sera un livre et une exposition… La capitale afghane a beaucoup changé au cours des dix dernières années et une société civile a vu le jour, grâce à l’afflux de capitaux étrangers et de l’économie que cela a engendré. Que va t-il advenir pour eux après le retrait de l’Otan, en 2014, qui va s’accompagner d’une forte diminution de l’aide internationale, et donc d’un risque d’une instabilité économique et politique ?
Le retour de la diaspora, l’arrivée d’Internet et des télécommunications modifient également les mœurs des citadins, plus ou moins superficiellement. Me concentrer sur les nouveaux urbains de Kaboul me permet de photographier une ville qui m’est devenue familière mais qui continue de me fasciner. C’est en quelque sorte une manière de clôturer six années passées ici, car je commence à penser à aller visiter d’autres pays…
Sandra Calligaro a reçu, jeudi 4 avril, la Bourse du Talent Reportage pour son travail sur le conflit afghan, et les perspectives d’avenir d’un pays ravagé par 30 années de conflits. La lauréate recevra une dotation en matériel Nikon et sera exposée en décembre prochain à la Bibliothèque nationale de France.
Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press