Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, ville du centre de la Tunisie, Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et de légumes, s’immole par le feu – et embrase le monde arabe. Les régimes de Ben Ali, Moubarak, Kadhafi sont précipités dans les flammes, et l’incendie porte à Bahreïn, au Yémen et jusqu’en Syrie.
En deux ans, les révolutions ont abattu des dictatures, mais fréquemment porté au pouvoir les Frères musulmans. Que sont devenues la liberté, la démocratie, la justice sociale revendiquées par les « printemps arabes » ? Quel est le rôle des pétromonarchies ? Pourquoi le conflit entre sunnites et chiites est-il en train de détourner l’énergie des révolutions ?
Le professeur Gilles Kepel a accepté de répondre aux questions de JOL Press.
Depuis deux ans, Gilles Kepel, familier du monde arabe depuis quatre décennies, est retourné partout – Palestine, Israël, Égypte, Tunisie, Oman, Yémen, Qatar, Bahreïn, Arabie saoudite, Liban, Turquie, Syrie – et a rencontré tout le monde – salafistes et laïcs, Frères musulmans et militaires, djihadistes et intellectuels, ministres et fellahs, diplômés-chômeurs et rentiers de l’or noir… De ce périple il a rapporté un Journal.
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JOL Press : Dans le prologue de votre ouvrage, vous qualifiez Dubaï de « capitale de tous les rêves arabes ». Quels sont selon vous ces rêves arabes ?
Gilles Kepel : C’est probablement de pouvoir vivre « comme tout le monde » dans une ambiance arabe. Dubaï en est l’illustration. C’est un pays très développé – en tout cas, il en donne l’apparence – mais, en même temps, c’est une société qui est sous « direction » arabe, comme une sorte d’hyper-modernité en arabe.
A Dubaï, tout est écrit en arabe, on appelle à la prière, mais il y a des gratte-ciel partout, tout est fluide, il y a beaucoup d’argent… Ça donne un peu le sentiment qu’un pays arabo-musulman peut être un des pays les plus modernes du monde.
Aujourd’hui, pour un certain nombre de jeunes élites émergentes au Maghreb – par exemple -, le modèle de développement ce n’est plus l’Europe, qui est perçue comme vieillissante et hostile à l’islam.
JOL Press : Mais Dubaï, ce n’est pas seulement l’hyper-modernité…
Gilles Kepel : Effectivement, cette apparente réalité occulte bien des choses : seulement 5 % de la population de Dubaï est dubaïote, le pays tourne avec une main-d’œuvre essentiellement indienne ou centre-asiatique, la superstructure est gérée par des expatriés américains ou européens.
JOL Press : Et dans un environnement régional complexe…
Gilles Kepel : Dubaï fonctionne comme une sorte d’excroissance, sur la rente pétrolière. Elle met en relation des pays qui ne fonctionnent pas, c’est-à-dire l’Arabie Saoudite où il y a beaucoup d’argent mais où tout est interdit – l’alcool, la vie sentimentale, et toute sorte de choses de la vie moderne -, l’Iran, où la situation est comparable avec en plus les sanctions, et jusqu’à récemment l’Irak, où il y avait beaucoup de ressources pétrolières, mais un embargo.
JOL Press : Selon vous, le fait que ces rêves soient partagés par la jeunesse dans le reste du monde arabe est-il suffisant pour qu’on puisse parler d’une opinion publique arabe réunifiée aujourd’hui ?
Gilles Kepel : C’est assez complexe : les révolutions ont donné le sentiment d’une grande unification, notamment parce que la chaîne Al-Jazeera envoyait à tout le monde des signaux dans ce sens. Elle a accompagné les révolutions partout, elle a propagé les slogans des peuples qui voulaient la chute du régime, etc…
Or, aujourd’hui, avec la victoire des révolutions, on a assisté en réalité à une plus grande fragmentation des sociétés, notamment par la conquête du pouvoir politique par les Frères musulmans, qui a été approuvée par le Qatar, traduite par des réactions fortes de la société civile, en Égypte ou en Tunisie, par exemple.
JOL Press : Dubaï est l’illustration des rêves arabes, mais est-elle un modèle solide ?
Gilles Kepel : Dubaï est davantage le fruit des circonstances que celui de la construction multimillénaire d’une civilisation. Mais aujourd’hui, elle donne un sentiment d’attractivité.
L’avantage est relatif… Alors que la région vit des moments troublés à cause des révolutions – les hôtels en Syrie sont transformés en bases de snipers, il n’y a plus grand monde dans les palaces du Caire, de Tunis ou de Louxor –, à Dubaï tout est plein.
Tout le monde se réfugie dans ce havre temporaire qui donne le sentiment de danser au-dessus des volcans.
Propos recueillis par Franck Guillory pour JOL Press
> Gilles Kepel est membre sénior de l’Institut universitaire de France, et est l’auteur de nombreux ouvrages sur le monde arabe et l’islam contemporains. Ancien professeur à Sciences-Po, il est le fondateur de la collection « Proche-Orient » aux PUF.
Gilles Kepel est l’auteur de Passion arabe: Journal, 2011-2013 sorti chez Gallimard le 21 mars 2013