L’Etat a-t-il vraiment intérêt à mettre l’affaire Tapie sous les feux des projecteurs?
[image:1,l]
Christine Lagarde placée sous le statut de témoin assisté ; Stéphane Richard mis en examen pour « escroquerie en bande organisée » ; régime identique pour Bernard Tapie qui dénonce la saisie de ses biens et affirme sur TF1 ne plus pouvoir « faire un chèque de dix euros ». En arrière-plan, une procédure d’arbitrage dont au moins un des arbitres est soupçonné de conflit d’intérêt. En surplomb, la figure de Nicolas Sarkozy. Argent, pouvoir, rivalité, tous les ingrédients de la « décennie de fric et de toc » dénoncée jadis par Eric de Montgolfier sont à nouveaux réunis pour faire de ce nouvel épisode de l’affaire Tapie le morceau le plus palpitant de notre actualité estivale.
Des contribuables spoliés ?
En juillet 2008, le tribunal arbitral mis en place pour régler le litige qui opposait le CDR à Bernard Tapie avait adjugé aux époux Tapie la somme de 285 millions d’euros de dommages, 73 millions d’euros d’intérêts et 45 millions d’euros au titre du préjudice moral.
Cette décision avait alors provoqué l’indignation de nombreux parlementaires, notamment de gauche. Après avoir hésité pendant près de trois ans, ils se décidaient finalement à demander au procureur général près la Cour de Cassation, Jean-Louis Nadal, de saisir la Cour de Justice de la République pour abus d’autorité dans la décision prise de recourir à l’arbitrage. Au vu des développements récents, l’Etat, en la parole de Pierre Moscovici, a choisi de se porter partie civile : « Il s’agit bien de représenter l’Etat, de représenter le contribuable, de représenter le citoyen dès lors que des éléments nouveaux sont intervenus », a-t-il ainsi déclaré lors d’une visite à Poitiers au mois de juin dernier.
Après déduction des créances et arriérés fiscaux, Bernard Tapie a touché au total entre 200 et 220 millions d’euros sur les 405 millions reçus. C’est donc cette somme que l’Etat entend récupérer estimant que les contribuables ont été spoliés. Or, en quoi consiste cette spoliation ?
Le Lyonnais et Adidas, l’histoire d’une culbute financière
En 1990, le groupe Bernard Tapie (GBT) achète Adidas via sa filiale Bernard Tapie Finance (BTF) pour 1,5 milliards de francs (334,37 millions d’euros). Cette somme est totalement financée par un pool bancaire dont 30% est consenti par la Société de banque occidentale (SDBO), filiale du Crédit Lyonnais. Ce crédit hors norme devait être remboursé en deux ans. Tapie escomptait transformer ses crédits en prêts de long terme, mais le Lyonnais s’y refuse finalement. La banque a en effet décidé de substituer au risque Tapie, placé dans le collimateur de la justice et présent partout dans les médias, le risque Adidas et préfère entrer directement au capital de l’entreprise estimant au passage réaliser un gain par cette substitution d’au moins 20 à 30%.
Or, dans les caisses de BTF, l’argent manque cruellement. En 1991, Tapie parvient à trouver un partenaire pour rembourser la première échéance de prêt mais se trouve dos au mur pour rembourser la seconde en 1992. Après que la SDBO a repris l’intégralité des engagements financiers du pool bancaire, Tapie lui confie un mandat pour vendre Adidas au prix de 2,085 milliards de francs (439,9 millions d’euros). Le produit de la vente doit être affecté au remboursement de la dette de GBT et BTF.
La vente est conclue le 12 février 1993 au prix fixé. Mais autour de la table, on trouve des acquéreurs qui sont en réalité intégralement financés par le Crédit Lyonnais lui-même : ses filiales mais aussi deux sociétés off-shore qui dissimulent en réalité la banque. Une autre entreprise, Rice SA, constituée par Robert-Louis Dreyfus, achète quant à elle 15% des parts d’Adidas avec option d’achat pour la totalité, grâce à des fonds intégralement prêtés par le Lyonnais…
La banque s’est donc livrée à une opération de portage très rentable qui lui a permis de financer le remboursement des dettes de GBT – placé en liquidation judiciaire fin 1994 – et de réaliser une formidable plus-value. En effet, deux ans plus tard, Adidas cotait sept fois plus à la bourse de Francfort (près de 14 milliards de francs soit 2,84 milliards d’euros) et Robert-Louis Dreyfus faisait alors valoir son option d’achat à 3,55 milliards de francs (708,9 millions d’euros) pour acquérir 100% d’Adidas permettant aux sociétés de portage du Lyonnais de disparaître. Bilan de l’opération : un gain de près de 10 milliards de francs (2 milliards d’euros) pour Robert-Louis Dreyfus et une plus-value totale estimée à 2,5 milliards de francs (508,2 millions d’euros) pour le Lyonnais.
A ce compte – 500 millions d’euros de plus-value pour la banque contre 220 millions d’euros finalement accordés à Bernard Tapie en 2008 – on est en peine de trouver en quoi le contribuable a été spolié.
Le Crédit Lyonnais, de la banque publique aux affaires de l’Etat
L’affaire Tapie avant tout un exemple achevé des dérives de l’ancienne banque publique. Sous la présidence de Jean-Yves Haberer, celle-ci s’était lancée dans une stratégie d’investissements dont les résultats ont été pour le moins désastreux. Altus, CLBN, SDBO, IBSA, Clinvest, autant de filiales qui ont multiplié leurs participations dans des projets se révélant hasardeux, parfois contraires aux intérêts de la banque et dont l’ardoise s’élèvera finalement à 16,8 milliards d’euros (environ 80 milliards de francs).
Mais la création du CDR pour gérer les actifs compromis du Lyonnais n’est qu’une illustration parmi d’autres d’une sorte de tradition française pour le recours aux « bad banks » pour sauver des entreprises que les erreurs stratégiques et la promiscuité avec l’Etat ont conduites à la faillite. Avec à la clé, des soutiens financiers supportés par le contribuables. Pensons au Crédit Foncier de France, au Comptoir des Entrepreneurs, ou au GAN.
Dans le cas de l’affaire Adidas, la solution retenue par le Crédit Lyonnais pour acquérir les titres de Bernard Tapie a été exposée par Jean Peyrelevade lors de la commission d’enquête parlementaire du 10 juin 1994. Elle témoigne suffisamment des relations malsaines qui existent entre les entreprises publiques et le monde politique : « Pour ne pas montrer que c’était le Crédit lyonnais lui-même qui rachetait les actions auxquelles on aurait pu avoir accès de façon plus brutale par nantissement et en ruinant Monsieur Tapie au passage, on a monté les portages qui l’ont été pour le compte du Crédit Lyonnais ». A l’origine de l’affaire Tapie, il y a donc la volonté de protéger un homme insolvable en réalité, mais ministre de la ville au moment de la vente d’Adidas… Une solution qui a donné lieu à de multiples fraudes – notamment fiscale, un comble pour une entreprise publique qui devait être le bras armé financier de l’Etat socialiste !
Une stratégie politique alambiquée pour la gauche
Au vu de ces éléments, on peut s’interroger sur les motivations qui poussent la gauche au pouvoir à relancer l’affaire Tapie. Comme le souligne Gilles Carrez, il est « cocasse que l’Etat, dirigé par des socialistes, demande réparation pour des faits commis il y a 20 ans par l’Etat, dirigé à l’époque par des socialistes ».
L’idée d’accabler la droite sur le mode des « affaires » en renvoyant toute la faute de l’arbitrage sur Christine Lagarde et en insinuant que la manœuvre était dirigée par Nicolas Sarkozy pourrait s’avérer être un bon contre-feu dans l’immédiat pour qui voudrait faire oublier les déboires de l’affaire Cahuzac. Cependant, à vouloir pousser trop loin ce qu’elle peut imaginer être son avantage, la gauche devrait logiquement finir en arroseur arrosé. Jean-Louis Nadal, sollicité par Jean-Marc Ayrault pour porter l’affaire devant la CJR, et qui n’a pas fait mystère de son engagement auprès de Martine Aubry durant la campagne pour les primaires socialistes, n’avait-il pas souligné que le préjudice moral de 45 millions d’euros décidé par le tribunal arbitral ne concernait en rien le CDR mais le Crédit Lyonnais, seul responsable du manque de loyauté vis-à-vis de son client ?
Or, en 1999, Dominique Strauss-Kahn signait une lettre signifiant que le litige portant sur l’affaire Adidas ne relevait désormais plus du Lyonnais mais du CDR. La Cour des comptes a certes relevé la fragilité juridique de cette lettre mais son sens est assez clair : le Lyonnais pouvait conserver sa plus-value occulte tandis que le contribuable était invité à éponger les pertes et dédommager l’homme d’affaire. De l’art de privatiser les bénéfices en nationalisant les pertes. Qui a dit spolié ?