C’est dans un climat de tensions sociales et d’instabilité politique que la ville tunisienne de Sidi Bou Zid commémorait mardi 17 décembre le troisième anniversaire de la mort de Mohamed Bouazizi, à l’origine de la « révolution de jasmin » et du Printemps arabe. Trois ans après, les choses ne semblent pas avoir évolué: liberté d’expression menacée, assassinat politique… La dessinatrice tunisienne Nadia Khiari, plus connue sous le nom du chat Willis from Tunis, décrypte la « psychose ambiante » qui règne en Tunisie et la « rage » de cette jeunesse tunisienne marginalisée.
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JOL Press : La Tunisie commémorait, mardi 17 décembre, le troisième anniversaire de l’immolation de Mohamed Bouazizi. Trois ans après, la révolution a-t-elle selon vous porté ses fruits ?
Nadia Khiari: Depuis l’immolation de Bouazizi, il y en a eu 186 autres. Ce n’est pas le signe que les choses se soient arrangées, c’est le moins que l’on puisse dire. De plus, si Marzouki, Ben Jaafar et Laarayedh ne sont pas venus à l’anniversaire de la « révolution » à Sidi Bou Zid pour des raisons de sécurité, c’est l’aveu même de leur échec. Des assassinats politiques, des militaires égorgés, sautant sur des mines, des menaces terroristes constantes, ce n’est pas ce que nous attendions de cette révolution. Sans parler du coût élevé de la vie qui devient insoutenable.
JOL Press : Depuis 2010, il y a eu quatre présidents de la République, six gouvernements, quatre Premiers ministres en Tunisie… Comment le pays pourrait-il sortir de cette profonde crise politique ?
Nadia Khiari: Peut être qu’il faudrait revenir en arrière et se souvenir de ce pour quoi nous avions voté : une constitution, des élections démocratiques. Mais en attendant, les nominations au sein de l’administration sont partisanes, les partis au pouvoir s’installent confortablement alors qu’ils ne sont que provisoires. Une administration qui n’est pas neutre n’est pas un bon signe pour des élections transparentes.<!–jolstore–>
JOL Press : S’il y a eu une levée de la censure depuis la chute de Ben Ali, la liberté d’expression est-elle pour autant garantie ?
Nadia Khiari: Elle est toujours menacée. Parler ouvertement et mettre le doigt là où ça fait mal n’arrange pas ceux qui détiennent le pouvoir. Sans parler de Jabeur Mejri qui a écopé de 7 ans et demi de prison pour des publications sur Facebook. Marzouki détient les clefs de sa liberté mais il ne le libère toujours pas. Pourquoi ? Et notre ministre des Droits de l’homme devrait comprendre que c’est les droits de tous les Tunisiens qu’il doit défendre.
JOL Press : Le rappeur Weld el 15 a récemment été condamné à quatre mois ferme de prison avant d’être relaxé. S’agit-il d’un cas isolé en Tunisie ?
Nadia Khiari: Weld el 15 a servi d’exemple pour que les jeunes se taisent. Son cas a été utilisé à des fins électoralistes. Les artistes sont des ballons avec lesquels les politiques jouent, que se soient ceux qui les menacent ou ceux qui les défendent.
JOL Press : Dans une pétition en ligne en guise de soutien pour le rappeur, les auteurs ont fustigé certaines pratiques du pouvoir semblables à celles de l’ère Ben Ali. Quels sont les principaux dérapages du pouvoir issu de la révolution ?
Nadia Khiari: La création de l’Agence Technique des Télécommunications, avec comme prétexte la lutte contre la cybercriminalité. Donc tout ceux qui sont contre cette surveillance qui nous rappelle l’ancien temps sont des cybercriminels ? Et ces surveillants, qui les finance, qui les surveille ?
JOL Press: Trois ans après la révolution, qu’est ce qui a changé pour le peuple tunisien ? Quelles sont les préoccupations et les attentes des Tunisiens ?
Nadia Khiari: Je ne connais pas les préoccupations de tous les Tunisiens. Mais souvent, en discutant dans la rue, chez l’épicier, dans les transports, le regret de Ben Ali revient très souvent. Ça me rend dingue d’entendre ça. Les gens en sont arrivés à regretter la dictature. Ils parlent de sécurité parce qu’ils ne se sentent pas en sécurité. Ils parlent de leur pouvoir d’achat, de la chèreté de la vie, du chômage, de la misère. Il y a une psychose ambiante qui est alarmante.
JOL Press : Vous avez réalisé un dessin sur le fossé qui existe entre les chefs du gouvernement pressentis et les jeunes Tunisiens, principaux acteurs de la révolution de jasmin. Aujourd’hui dans quel état d’esprit la jeunesse tunisienne est-elle ? Première victime de cette crise politique et de ces tensions sociales ?
Nadia Khiari: Les jeunes que je rencontre ont la rage. Ils ne se reconnaissent pas dans les politiques. Ils disent : « qu’est-ce qu’ils peuvent comprendre de ma vie tous ces cheveux blancs ? ils n’ont aucune idée de nos problèmes. Ils ne comprennent même pas notre langage. ». Beaucoup n’ont même pas envie de voter s’il y a des élections parce qu’aucun candidat ne correspond à leurs attentes. Mais ces jeunes ont une énergie extraordinaire, une soif de vivre, des rêves, énormément de créativité. Ils me rechargent les batteries quand je les rencontre et c’est eux qui me donnent l’optimisme pour l’avenir parce qu’ils sont l’avenir.