Désormais en marge de la vie politique égyptienne, les Frères musulmans ont tenté de mobiliser la population et leur base électorale pour boycotter le référendum sur la constitution égyptienne. Difficile de croire cependant que cet appel aura une véritable portée tant la confrérie a perdu de ses soutiens depuis un an. Explications avec Clément Steuer, chercheur en sciences politiques et spécialiste de la question égyptienne.
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Les Frères musulmans ont appelé au boycott du référendum sur la Constitution. Pensez-vous que cet appel sera soutenu par la population ?
Clément Steuer : Il est difficile de répondre à cette question, et même lorsque les résultats seront connus, il sera impossible de mesurer avec certitude la part prise par les consignes des Frères musulmans dans les chiffres de l’abstention. En effet, face à la répression dont ont été victimes les équipes de campagne appelant à voter non, d’autres forces politiques, telles que le mouvement des jeunes du 6 avril ou encore le parti « Égypte puissante », se sont finalement ralliées au mot d’ordre du boycott. Il faut par ailleurs tenir compte d’une abstention « structurelle » assez importante. Ainsi, même durant les législatives de 2011 – auxquelles la quasi-totalité des forces politiques avaient participé – le taux de participation s’élevait à peine à 54 %.
La question serait donc plutôt de savoir si les appels du gouvernement – et des forces politiques qui le soutiennent – à voter massivement en faveur du projet de Constitution seront suivis par la population. C’est la première fois que le régime issu du 30 juin affronte les urnes, et il s’agit d’un test important pour la légitimité du processus enclenché par l’éviction de Mohammed Morsi le 3 juillet dernier. L’objectif des forces soutenant le « oui » n’est pas seulement d’obtenir l’approbation populaire, mais aussi de faire mieux que les Frères musulmans. Rappelons qu’en décembre 2012, le projet de Constitution défendu par ces derniers et leurs alliés avait été adopté par 63,8 % des voix, avec un taux de participation de seulement 32,9 %. Si le projet actuellement soumis au vote recueille un taux d’approbation encore plus faible, il ne s’agira que d’une demi-victoire pour la coalition actuellement aux commandes.
Maintenant qu’ils sont devenus une « organisation terroriste », les Frères musulmans ont-ils perdu de leur base électorale ?
Clément Steuer : Les Frères musulmans ont perdu beaucoup de leur popularité durant leur année au pouvoir, et ce déclin avait même été amorcé au cours des six mois qui avaient précédé l’élection de Mohammed Morsi, alors qu’ils dominaient le Parlement. Par ailleurs, la répression qui les frappe très durement depuis juillet dernier – et dont leur requalification en « organisation terroriste » par le gouvernement ne constitue qu’un épisode parmi d’autres – a désorganisé l’appareil, ce qui réduit évidemment ses capacités à mobiliser.
Quel pourrait être désormais leur jeu politique face à l’armée et aux nouvelles autorités ?
Clément Steuer : Difficile à dire, d’autant qu’il reste encore de nombreuses inconnues, à commencer par les résultats du référendum, mais aussi les dates des élections présidentielles et législatives, le mode de scrutin, et l’éventualité d’une candidature du général Al-Sissi. Probablement espèrent-ils qu’un éventuel éclatement de la coalition au pouvoir leur permette de sortir enfin de leur isolement.
Le texte de cette constitution ne semble pas recueillir l’agrément de la population. Qu’il s’agisse des Frères musulmans ou des libéraux, ce texte inquiète. Si elle était votée, la constitution pourrait-elle apporter plus d’instabilité encore dans la société égyptienne ?
Clément Steuer : Je ne suis pas certain que le projet de Constitution inquiète tant que cela. Il soulève en tout cas moins d’oppositions que celui de 2012, dont il faut rappeler qu’il constitue une révision. Nous sommes donc en présence d’un texte rédigé en 2012 par une commission majoritairement islamiste, mais amendé en 2013 par un comité composé de presque toutes les tendances du sécularisme égyptien. Il s’agit finalement d’un texte de compromis entre islamistes et libéraux ! Ils ont échoué à travailler ensemble, mais ils ont planché successivement sur un même document, qui est aujourd’hui en passe d’être adopté par référendum.
Ce nouveau projet a été débarrassé des articles les plus controversés de la Constitution de 2012, qui ouvraient la voie – selon leurs détracteurs – à une traduction effective de la sharia dans le droit positif égyptien. Or, ces articles avaient été imposés aux Frères musulmans par la surenchère des salafistes du parti Nour qui… appellent aujourd’hui à voter oui ! De fait, l’opposition des Frères musulmans n’est pas tellement motivée par le contenu de la Constitution – ils ne tenaient pas tant que ça à ces articles, en tout cas moins que les salafistes qui s’accommodent aujourd’hui de leur disparition – que par leur rejet du processus dans son ensemble, qui n’a aucune légitimité à leurs yeux. Ils ne s’opposent pas à un régime de « mécréants » au nom des valeurs de la sharia, mais ils protestent contre ce qu’ils interprètent comme un coup d’État dirigé contre la légitimité démocratique et constitutionnelle dont ils s’estimaient les dépositaires depuis qu’ils avaient remporté toutes les élections organisées en 2012.
Par ailleurs, l’opposition d’une partie de la jeunesse révolutionnaire au projet de Constitution est motivée par le fait que les avancées contenues dans le texte (en termes de libertés publiques et individuelles) ne vont pas assez loin. Une question centrale à leurs yeux est celle de la possibilité de déférer des civils devant des tribunaux militaires. S’il est vrai que le texte soumis à référendum encadre cette possibilité plus strictement que la Constitution de 2012, il ne l’a pas pour autant abolie, alors même que cette abolition est au cœur des revendications de la jeunesse révolutionnaire depuis le 25 janvier 2011. Cependant, leur inquiétude ne vient pas tant du projet de Constitution que du contexte répressif dans lequel ce dernier est soumis à référendum. Plusieurs militants et leaders de la mouvance révolutionnaire ont en effet été arrêtés ces derniers mois, et les médias proches du régime les désignent comme des complices du terrorisme.
Ce référendum ne représente donc pas un risque sécuritaire majeur…
Clément Steuer : Mon sentiment est que les risques qui pèsent sur la stabilité du pays relèvent davantage de ce contexte répressif que du projet constitutionnel lui-même. Mais la suite du processus pourrait également être compromise par ce que le texte soumis à référendum ne dit pas. Le comité constituant a en effet refusé à la dernière minute de trancher sur deux points importants : l’ordre du calendrier électoral (les présidentielles auront-elles lieu avant les législatives ?) et le mode de scrutin pour la désignation des députés. C’est donc désormais au président de la République par intérim, Adly Mansour, de trancher ces délicates questions. Alors que les partisans de l’ancien régime font pression pour un retour au scrutin majoritaire intégral, les salafistes du parti Nour réclament qu’une part importante des sièges soit réservée au scrutin proportionnel. Les forces politiques libérales semblent pour leur part balancer entre les deux options, la première menaçant de ramener les partis politiques à l’état d’impuissance qui était le leur sous Moubarak, et la seconde risquant de consacrer les salafistes comme première force politique du pays, en lieu et place des Frères musulmans !
Cette incertitude quant à l’avenir du processus est encore renforcée par la disposition constitutionnelle visant à interdire la formation de partis politiques sur une base religieuse. Cette disposition a toujours existé dans la loi ou dans la Constitution égyptienne depuis l’introduction du multipartisme en 1977. Même sous le règne de Mohammed Morsi, la loi des partis (telle que révisée le 28 mars 2011) mentionnait toujours cette interdiction. Cependant, dans le nouveau contexte né du 30 juin, le juge va sans doute revenir sur l’interprétation libérale qui avait été faite de cette disposition ces dernières années. A minima, il serait très étonnant que le Parti de la Liberté et de la Justice – le parti des Frères musulmans – ne soit pas officiellement interdit dans les mois qui viennent. D’autant que le texte constitutionnel introduit une nouveauté qui semble viser explicitement les Frères musulmans : l’interdiction de créer un parti disposant d’une branche paramilitaire. Mais à l’heure actuelle, il est difficile de savoir si les alliés des Frères musulmans – le Wasat, les Gama`at islamiya, le parti du Travail et la plupart des partis salafistes à l’exception du parti Nour – partageront ou non le sort du PLJ. Par ailleurs, certains juristes estiment que cette interdiction pourrait viser le parti Nour lui-même, pourtant soutien du régime du 30 juin. Si un tel scénario devait se concrétiser, se seraient l’ensemble des forces islamistes qui se trouveraient rejetées hors de la scène politique légale.