Entretien avec Patrick Haimzadeh, spécialiste de la Libye et ancien diplomate à Tripoli.
Les Libyens sont appelés à voter, mercredi 25 juin, afin d’élire leurs 200 nouveaux représentants au Parlement. Une élection sous tension, alors que l’insécurité continue de frapper le pays, et que les affrontements se poursuivent entre les forces du général dissident Khalifa Haftar et les milices islamistes qu’il entend chasser du pays.
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(Crédit photo: rm / Shutterstock.com)
JOL Press : Dans quel état d’esprit les Libyens appréhendent-ils ces élections législatives ?
Patrick Haimzadeh : Les Libyens sont déçus par le processus électoral. En juillet 2012, il y avait un certain engouement pour les élections : c’était une période de « grâce » après la chute du régime de Kadhafi, et les conditions de sécurité étaient meilleures qu’aujourd’hui.
C’étaient les premières élections, et cet engouement s’est traduit par un assez fort taux de participation. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans la même configuration : les Libyens sont déçus par les élections qui ont donné lieu à la mise en place du CGN (le Congrès général national) qui représente un échec à leurs yeux et à qui les Libyens font porter la responsabilité de la crise actuelle.
Le taux de participation sera forcément plus faible, d’autant plus que contrairement à 2012, des régions entières boycottent cette élection. À l’ouest du pays, les berbères ont dit qu’ils ne participeraient pas, de même que les touaregs et les toubous dans le sud. Quant à l’est, Benghazi est toujours le théâtre d’affrontements violents, et le terrain n’est donc pas propice aux élections. Si un Parlement est élu, il aura ainsi une légitimité plus faible que celui élu en 2012.
JOL Press : Que représentent aujourd’hui, pour les Libyens, l’ex-général Khalifa Haftar et son « opération Dignité », menée contre ceux qu’il appelle les « terroristes » ?
Patrick Haimzadeh : Le général Haftar est quelqu’un de clivant, et il rajoute ainsi une ligne de fracture dans un pays qui n’en a vraiment pas besoin. Certaines tribus de l’est de Benghazi où Haftar est retranché soutiennent son discours extrémiste qui consiste à dire qu’il veut « nettoyer » le pays des islamistes et restaurer la sécurité. Bien sûr, tout le monde veut la sécurité : Haftar, qui entend rétablir un pouvoir militaire pour un temps avant de donner le pouvoir à des civils, surfe ainsi sur un discours qui trouve une résonance certaine au sein de la population libyenne.
Mais Haftar est en même temps de la même trempe que Kadhafi, il a été l’un de ses généraux pendant longtemps et apparaît également comme un homme de la CIA [il a vécu en exil aux États-Unis, ndlr]. Les gens ne veulent plus d’un dictateur ou d’un personnage de ce genre-là, et beaucoup sont donc partagés.
Pour ceux qui sont vraiment contre lui, Haftar représente la contre-révolution, quelqu’un arrivé tard dans l’insurrection de février 2011, qui n’a donc pas de légitimité révolutionnaire. Ses opposants sont toutes les brigades révolutionnaires rattachées au courant islamiste – très large en Libye. Haftar, qui a annoncé une trêve pendant ces élections, mais ne voit en même temps pas d’avenir dans le processus politique tel qu’il est engagé, n’a pas, pour l’instant, les moyens de fédérer l’opinion publique autour de lui.
JOL Press : Certains font le parallèle entre le général Haftar et le maréchal Al-Sissi en Égypte, récemment élu président, qui a lutté contre les Frères musulmans. Qu’en pensez-vous ?
Patrick Haimzadeh : Qu’Haftar se rêve en Sissi, c’est possible. Mais encore une fois, beaucoup de Libyens ne veulent pas d’un militaire au pouvoir. On ne peut pas du tout comparer la sociologie égyptienne à la sociologie libyenne. Il n’y a pas d’état-major en Libye : Haftar ne représente pas l’armée, il représente quelques anciens cadres de l’armée libyenne, étiquetés pour beaucoup comme d’anciens kadhafistes. Il ne peut donc pas s’appuyer sur une institution comme l’armée en Égypte. Que les Frères musulmans soient rejetés par une partie de la population libyenne comme en Égypte est également possible, mais au-delà du petit cercle d’Haftar, il est difficile de faire la comparaison.
JOL Press : Le général a demandé le départ des Turcs et Qataris du pays pour leur « sécurité ». Dans quelle mesure les pays étrangers interfèrent-ils dans la politique libyenne ?
Patrick Haimzadeh : Les pays étrangers interfèrent énormément en Libye. Haftar lui-même est soutenu massivement par les Émirats arabes unis, qui l’ont largement couvert médiatiquement par rapport à ce qu’il représente vraiment en Libye. On voit bien le choix qui a été fait par ces poids lourds médiatiques, ainsi que par certaines personnes comme Mahmoud Jibril [ancien Premier ministre libyen, ndlr].
Il est clair que l’ingérence dans les affaires libyennes est générale depuis 2011. L’Égypte a dit qu’elle n’interviendrait pas en Libye, mais on peut effectivement imaginer qu’un certain nombre de gens à l’intérieur du champ militaire égyptien soutiennent Haftar. Le Qatar bien sûr n’est pas du tout sur la ligne d’Haftar – ne serait-ce que parce que le Qatar est en rivalité avec son voisin saoudien.
Les États-Unis se sont bien gardés de dire qu’ils étaient contre le coup de force d’Haftar, ils sont donc là aussi dans une position très ambiguë. Il ne faut pas non plus oublier que les États-Unis sont intervenus la semaine dernière en Libye comme s’ils étaient chez eux en enlevant – les médias occidentaux ont employé le terme « arrêter » – une personne dont la culpabilité n’est pas avérée dans un État – théoriquement – souverain.
Les Turcs apparaissent aussi comme ayant soutenu les Frères musulmans (le pouvoir en Turquie est issu d’un courant islamiste) et ils ont donné des idées à certains en Libye qui verraient bien la création d’un modèle à la turque. Les multiples ingérences compliquent la reconstruction libyenne, puisque chacun soutient son « poulain » financièrement, médiatiquement voire militairement. Haftar surfe là-dessus en stigmatisant certaines communautés : les Turcs et les Qataris commencent à retirer leurs ressortissants de Libye, car ceux-ci risquent d’être victimes d’attaques, comme cela a déjà été le cas la semaine dernière avec les bureaux de la chaîne Al Jazeera à Benghazi.
JOL Press : Ces élections pourraient-elles cependant annoncer une sortie de crise ?
Patrick Haimzadeh : Je ne pense pas. Elles risquent plutôt de compliquer encore la situation. Je crois que le système des partis et des élections a été trop rapide et pas adapté à la sociologie libyenne. On a voulu plaquer, encore une fois, les modèles occidentaux sur la société libyenne. Il aurait fallu interdire la formation des partis dès le départ, avant qu’il y ait une Constitution.
Certains systèmes et modes de désignation, notamment au niveau local, fonctionnent et sont respectés. Ces systèmes, souvent dirigés par des « anciens », sont bien loin du processus électoral, où des personnes nouvelles arrivent mais ne sont pas connues ni représentatives au niveau local et suivent leur propre dynamique.
S’il n’y a maintenant que des indépendants qui se présentent à ces élections, ceux-ci sont, de toute façon, rattachés à un parti et ils se déclareront, dès que les élections seront faites, pour un parti ou pour un autre. Le nouveau corps parlementaire, même s’il dispose d’une nouvelle légitimité, n’aura pas plus d’autorité que le précédent pour s’imposer.
Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press
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Patrick Haimzadeh est spécialiste de la Libye. Il a été en poste diplomatique à Tripoli entre 2001 et 2004 et effectue régulièrement des séjours en Libye. Il a également travaillé en Égypte, en Irak, au Yémen et au sultanat d’Oman, en tant que coopérant, analyste ou négociateur pour le compte de la France ou de l’ONU. Il intervient régulièrement dans les médias et est l’auteur du livre Au cœur de la Libye de Kadhafi, Éditions JC Lattès, 2011.