Entretien avec Morgan Donot, doctorante en science politique à l’IHEAL, auteure de l’ouvrage « Discours politiques en Amérique Latine ».
« Je veux partager avec vous, aujourd’hui, cette joie énorme que me fait la vie. J’ai retrouvé ce que j’ai cherché, ce que nous avons cherché ». Après plus de 35 ans de combat acharné, Estela de Carlotto, la présidente des Grands-mères de la place de Mai, a finalement retrouvé la trace de son petit-fils, Guido de Carlotto, mardi 5 août. Ce musicien de 36 ans est le 111ème enfant retrouvé sur les 500 volés par la junte militaire pendant la dictature argentine, entre 1976 et 1983, qui a fait plus de 30 000 morts ou disparus.
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JOL Press : Estela de Carlotto, figure emblématique des Grands-mères de la place de Mai, a retrouvé la trace de son petit-fils. Cette nouvelle redonne-t-elle de l’espoir aux Grands-mères qui s’activent depuis plus de 35 ans ?
Morgan Donot : Plus le temps passe, plus il est difficile de retrouver les bébés volés de la dictature, mais la découverte de Guido de Carlotto, 36 ans après, montre bien qu’il est encore possible de retrouver ces enfants volés, dont les mères – en général des militantes de gauche, d’extrême gauche, de Montoneros – ont été capturées par la junte militaire au pouvoir.
Les femmes capturées étaient maintenues en vie au moins jusqu’à l’accouchement. Leurs bébés étaient ensuite appropriés par les dirigeants de la dictature. Aujourd’hui, cette nouvelle redonne de la force aux Grands-mères de la place de Mai, qui sont encore très actives.
JOL Press : Quand est-ce qu’a débuté le combat des Grands-mères de la Place de mai ?
Morgan Donot : Le mouvement, sans statut juridique, a été initié en 1977, au lendemain de la prise de pouvoir de la junte militaire. L’association a été créée officiellement en 1979, en pleine dictature militaire. A l’époque, les Grands-mères sont considérées comme les « folles de la Place de Mai », et sont la cible d’une politique de dénigrement.
Elles jouissent tout de même d’une certaine reconnaissance de leur combat sur le plan international et ont un certain nombre de contacts avec les institutions de défense des Droits de l’Homme en Europe et aux Etats-Unis.
JOL Press : Comment s’articule le travail des Grands-mères de la place de Mai pour retrouver leurs petits-enfants volés pendant la dictature ?
Morgan Donot : De nombreux programmes et de campagnes sont menés. La dernière en date remonte au mondial de Foot 2014, il y a quelques semaines, lorsqu’elles ont publié des photos et tourné des spots télévisés avec les joueurs de l’équipe nationale d’Argentine avec le slogan “Nous vous cherchons depuis dix Mondiaux”. Ces programmes se sont développés à partir des années 1986-1987: jusqu’à cette époque, c’est elles qui cherchaient activement les enfants. Elles ont ensuite inversé le processus en faisant en sorte que ce soit les adolescents et jeunes adultes ayant un doute sur leur identité qui fassent le test ADN.
JOL Press : Comment s’organise la relève de la lutte des Grands-mères ?
Morgan Donot : Une partie des enfants retrouvés s’activent aujourd’hui au sein de l’association des Grands-mères de la place de Mai. En parallèle, l’association HIJOS, qui signifie « Enfant » en français – acronyme signifiant « Hijos e Hijas por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio » – créé en 1995. Les membres, qui se réunissent chaque samedi sur la Place de Mai, recherchent leurs frères, sœurs, parents disparus pendant la dictature.
Discours d’Estela de Carlotto, lors de la conférence de presse:
JOL Press : Les gouvernements de Nestor Kirchner (2003-2007), puis de son épouse Cristina Kirchner ont-ils apporté un soutien de poids aux Grands-mères ?
Morgan Donot : La volonté de faire la lumière sur les crimes commis pendant la dictature a commencé sous Raúl Ricardo Alfonsín, le premier président élu démocratiquement après la dictature. Mais très vite, face à un contexte économique désastreux, et face aux militaires qui n’acceptaient pas les jugements, Alfonsin a légèrement fait marche-arrière en promulguant deux lois : « la loi de l’obéissance due » où les subalternes ne sont plus concernés par le jugement selon le principe de l’obéissance due aux supérieurs, et la loi du « point final » qui interdit d’intenter de nouvelles actions au pénal contre les militaires.
Dès 2003, Nestor Kirchner – dont le gouvernement à été celui des droits de l’homme – a abrogé ses deux lois. Il faut cependant rappeler que ce mouvement a commencé dans la société argentine à la fin des années 90, à la fin de la décennie Carlos Saúl Menem [ndlr : président de l’Argentine du 8 juillet 1989 au 10 décembre 1999] : Kirchner est donc venu couronner ces initiatives.
L’arrivée de Nestor Kirchner en 2003 a permis un grand nombre d’initiatives pour poursuivre cette lutte des droits de l’Homme, pour la justice et contre l’oubli, avec par exemple la création du secrétariat des droits de l’Homme de la Nation, mais aussi le secrétariat de la promotion des Droits de l’Homme. L’ancienne école de mécanique de la Marine, l’ESMA, un lieu de torture pendant la dictature, a également été transformée en un espace dédié à la mémoire, avec une partie musée, et une partie administrative où un grand nombre de personnes travaillent sur ces thématiques. C’est Cristina Kirchner qui a inauguré ce centre.
JOL Press : En décembre dernier, on commémorait les 30 ans de la fin de la dictature en Argentine. Le retour à la démocratie est encore très récent: les cicatrices de la dictature sont encore loin d’être fermées en Argentine ?
Morgan Donot : La dictature reste encore un souvenir traumatique pour beaucoup d’Argentins. Les trentenaires sont nés à cette époque, avec des parents qui ont vécu les années de la dictature. N’oublions pas que la décennie ménémiste en Argentine a ajouté un traumatisme puisqu’elle a été marquée par la grâce des dirigeants de la junte militaire, condamnés lors des premiers procès. Menem avait ainsi fait de son gouvernement un symbole de l’oubli, un gouvernement qui se tourne vers la réconciliation nationale et l’union, en faisant table rase du passé.
Mais depuis le début du gouvernement de Kirchner en 2003, l’Argentine a fourni un immense travail sur son passé douloureux avec un grand travail de mémoire : de nombreuses initiatives et des jugements ont été menés dans le pays. J’aurais donc tendance à penser que l’on arrive vers une société de plus en plus pacifiée sur ce sujet, qui aura fait un peu le deuil de son passé, sans oublier bien sûr ce qu’il s’est passé.
Propos recueillis par Louise Michel D. pour JOL press
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Morgan Donot est doctorante en science politique à l’IHEAL, auteure de l’ouvrage « Discours politiques en Amérique Latine » (Editions Harmattan).