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Syrie-Irak: Comment l’État islamique se finance-t-il?

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Pactole
 

JOL Press : L’Etat islamique aurait aujourd’hui la main sur deux milliards de dollars. Comment est-il parvenu à amasser une telle somme ? Quelles sont ses différentes sources de financement ?
 

Wassim Nasr : Je pense que ce chiffre est un peu exagéré. Je parlerais plutôt en millions qu’en milliards. Il est sûr qu’ils ont mis la main sur une importante somme d’argent lorsqu’ils ont pris la banque centrale de Mossoul [environ 450 millions de dollars, ndlr]. Mais tous les chiffres que l’on voit restent des estimations. Pour l’instant, l’Etat islamique n’a pas communiqué là-dessus.

L’une des principales sources de financement de l’EI est le trafic de pétrole et de ses dérivés. Mais ce ne sont pas eux qui vendent directement : ils utilisent les vieux réseaux, actifs entre la Syrie, la Turquie, le Kurdistan ou l’Iran. Ces réseaux sont notamment gérés par les clans et tribus qui habitent des deux côtés de la frontière, en Syrie et en Irak. L’argent de ces trafics, qui tombait dans les poches des services de renseignement syriens ou des responsables politiques d’un côté comme de l’autre de la frontière, tombe aujourd’hui dans les mains de l’Etat islamique.

Comme le trafic d’armes ou de drogue, les clans vendent en effet au meilleur payeur : cela peut être d’autres factions rebelles, le régime, les Turcs… A une époque, quand l’Iran était sous embargo, l’argent du pétrole arrivait depuis la Syrie ou le Kurdistan jusqu’en Iran via ces mêmes réseaux. Ce sont des réseaux très difficiles à gérer et à contrôler. Les transactions se font en argent, parfois en or.

A part le pétrole, la mainmise de l’EI sur des silos à grains dans l’est de la Syrie est également une source importante de revenus. Ils prélèvent aussi des « droits de passage » – comme des douanes – aux véhicules qui traversent leurs checkpoints. Ce n’est pas du racket, c’est très organisé – lorsque l’un des leurs est pris en train de faire du racket, il est tué et crucifié pendant trois jours sur la place publique.

JOL Press : Comment l’Etat islamique gère-t-il tout cet argent ?
 

Wassim Nasr : Ils ont ce que l’on peut appeler un « ministère islamique des finances ». Ils gèrent leur système comme n’importe quel Etat – certes terroriste – avec de vraies institutions telles qu’eux l’entendent, avec des fonctionnaires, des juges. Le système parallèle qu’ils ont mis en place génère de l’argent et rend leur Etat fonctionnel.
 

Soutiens étrangers et locaux
 

JOL Press : On a aussi beaucoup évoqué les soutiens étrangers, y compris financiers, aux djihadistes de l’Etat islamique. Qu’en est-il réellement ? Par qui ou par quoi ces soutiens sont-ils passés ?
 

Wassim Nasr : Il n’y a pas de soutien étatique direct. Au début de la guerre en Syrie, certains Etats ont effectivement fermé les yeux sur les flux financiers qui passaient chez eux – comme la Turquie, le Koweït, le Qatar, l’Arabie saoudite ou les Emirats. Ces flux provenaient de donateurs privés (riches businessmen, personnalités religieuses, etc.) qui soutenaient l’EI et ont fait des campagnes de dons pour différentes factions. On sait que les dons passaient par des banques, des ONG et des institutions.

Il y a ensuite eu une grosse friction entre les pays du Golfe et le Qatar, parce que les pays du Golfe estimaient que l’on était arrivé à un point où il fallait fermement combattre l’EI, qui était devenu dangereux pour eux. Les premières cibles de l’Etat islamique sont en effet les monarchies du Golfe (la plupart des diktats religieux prononcés contre l’Etat islamique viennent des pétromonarchies).

Ils ont donc arrêté ces flux et promulgué des lois en ce sens. Le Qatar, lui, a rechigné au début mais s’est ensuite résigné. Il existe toujours des fonds privés, mais moins qu’avant car les gens qui donnent de l’argent aux djihadistes sont poursuivis et emprisonnés.

JOL Press : Ils peuvent aussi compter sur d’importants soutiens locaux ?
 

Wassim Nasr : Cela fait deux ans qu’ils ont le projet de construire quelque chose de viable. S’ils n’avaient pas de soutiens locaux, il leur serait impossible de contrôler des villes et une étendue territoriale qui aille de la frontière iranienne jusqu’à Alep en Syrie.

Il est indéniable qu’ils ont une base populaire. Que celle-ci les soutienne pour des raisons immédiates (manque d’argent, besoin d’ordre), qu’elle soit vraiment convaincue, ou qu’elle soit forcée de les soutenir, le fait est là.

Malgré les horreurs commises par l’EI, certains ont en effet vu, après plus de trois ans de guerre et de chaos en Syrie, et après dix ans de cafouillage politique, de promesses non tenues et de sectarisme en Irak, un retour à l’ordre opéré par l’Etat islamique. Certes, cet ordre est islamique et imposé par la force, mais c’en est un. Pour certains, les djihadistes sont vus comme des libérateurs.
 

Redistribution
 

JOL Press : Dans le documentaire d’un journaliste de Vice News, qui a passé trois semaines au cœur de l’Etat islamique, on voit des djihadistes récolter de l’argent à des locaux, expliquant qu’ils vont ensuite le redistribuer aux plus pauvres. A quoi cela correspond-il ?
 

Wassim Nasr : Cette redistribution des richesses correspond au zakat [le troisième pilier de l’Islam, ndlr]. Ils ont remis ça en place dabord en Syrie, à Deir ez-Zor : ils ont pris de l’argent aux fermiers uniquement pour le redistribuer. Cet argent ne doit pas servir à investir ou à faire fonctionner l’Etat. Cela fait aussi partie de leur politique, et ça marche, car les populations de ces régions sont pauvres.

Par exemple, quand ils sont entrés à Mossoul, une partie de ce qu’ils ont pris à l’armée, comme les camions citernes ou des quantités de gasoil, a été redistribuée. Quand le ramadan a commencé en Syrie, ils ont récolté et redistribué des vivres, des bonbonnes de gaz et de l’eau. Ils savent que les gens sont dans le besoin, et c’est un des paramètres qu’ils utilisent pour dire aux populations sunnites qu’ils sont de leur côté et qu’ils les aident.

Cette politique trouve forcément un écho assez favorable auprès de la population, après des années de corruption et d’oppression. Ils veulent se donner l’image d’un Etat juste. A la différence de certaines organisations islamistes, l’EI a compris qu’il fallait dissocier le volet militaire du volet social. Le volet militaire, c’est pour le « show-off » – et pour les avancées territoriales bien sûr.

Mais un tel projet ne peut être viable qu’en passant par le volet social. Toute la société est prise en compte, il y a des patrouilles qui contrôlent la qualité des produits alimentaires, on coupe la main des voleurs… Ils veulent rétablir l’ordre qui manquait au pays, à leur manière.
 

Rébellion
 

JOL Press : Certaines tribus sunnites se rebellent quand même contre l’Etat islamique…
 

Wassim Nasr : Le cas de la tribu des Chaïtat à Deir ez-Zor, en Syrie, est spécifique [plus de 700 membres de cette tribu ont été tués par lEI depuis deux semaines, ndlr]. Historiquement, les Chaïtat font partie de ces clans qui font des trafics des deux côtés de la frontière. Leur spécialité, c’était le tabac. Or, l’Etat islamique a interdit les cigarettes, ce qui a créé une vraie friction. La deuxième raison, c’est que les clans des Chaïtat contrôlaient jusque-là la région. Quand l’EI a mis la main dessus, ils ont dit aux Chaïtat qu’ils n’avaient plus le droit de la contrôler. Les Chaïtat se sont rebellés.

Néanmoins, ce qui permet aujourd’hui à l’EI de tenir les villes, c’est aussi que les vieux chefs des clans qui étaient main dans la main avec le pouvoir irakien n’ont pas tenu leurs promesses vis-à-vis de leur peuple, de leurs jeunes, et qu’ils étaient corrompus eux aussi. Une bonne partie des jeunes de ces clans ont donc arrêté de soutenir leurs chefs et ont rejoint l’EI.

Quand l’EI a pris Fallouja en janvier dernier, il l’a fait avec l’aide de ces jeunes des clans sunnites, ces mêmes jeunes qui combattaient l’EI il y a quelques années. L’Etat islamique place ensuite dans les villes qu’il contrôle des « enfants » de ces villes, ce qui facilite aussi ses rapports avec les locaux.
 

Au coeur des richesses du monde arabe
 

JOL Press : On dit que l’EI est le groupe terroriste le plus riche du monde. Les méthodes de financement ont-elles changé par rapport à celles mises en œuvre par d’autres groupes terroristes ?
 

Wassim Nasr : Bien sûr. Car ils cherchent à fonctionner comme un Etat. Par ailleurs, ils contrôlent des territoires avec d’importantes richesses, qui génèrent donc des revenus. Ils ont mis la main sur des armes qui coûtent des millions de dollars et sur d’importants puits de pétrole. Ils ont ce qu’aucune autre organisation terroriste n’a jamais eu.

Quelle autre organisation contrôlait un territoire comme cela ? Les Shebabs, qui contrôlaient la Somalie, ne pouvaient guère s’appuyer sur les faibles richesses du pays. De même que les Taliban en Afghanistan. Là, on est au cœur du monde arabe, au cœur des richesses. Il ne faut donc pas sous-estimer la capacité de ces gens-là à s’étendre.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Wassim Nasr est journaliste, veilleur-analyste pour France 24 et spécialiste du Moyen-Orient et des mouvements jihadistes.

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